Que restera-t-il de chacun de nous après que nous aurons quitté cette Terre? Peu de chose en somme. Nous serons tous oubliés, à l'exception de quelques uns, qui se compteront sur les doigts de quelques mains.
Et, pourtant, même dans nos vies ordinaires, certains d'entre nous connaissent parfois quelques moments, qui, sans que cela leur vaille de passer à la postérité, tranchent sur la platitude de leurs jours.
Dans son recueil de nouvelles, Une autre vie parfaite, Julien Bouissoux fait ressortir quelques uns de ces moments dans la vie de personnages, qui sont nos semblables et que nous aurions tort, par vanité, de considérer comme moins importants que nous.
La première phrase de ce recueil de neuf nouvelles en donne le ton - l'éditeur a eu bien raison de la reproduire en quatrième de couverture:
"Nos vies se résument soit à rien, soit à quelques fulgurances."
Les vies des neuf personnages de ces nouvelles - huit hommes et une femme - ne se résument pas à rien - on s'en doute. Elles contiennent toutes quelques fulgurances qu'il serait déloyal de révéler ici.
Disons seulement que ces fulgurances sont de toutes sortes, qu'elles apportent un relief inattendu aux mornes existences des protagonistes, qu'elles leur laissent entrevoir une autre vie et qu'elles déconcertent par là même le lecteur. D'autant que le style sans détour de l'auteur est en accord avec le ton souvent caustique.
Le premier de ces personnages, "costume, chemise blanche, boutons de manchette", revient en Audi, plaques suisses, dans son coin de France natal, après une quinzaine années d'absence. Des maisons moches y ont encore poussé, bien qu'il n'y ait pas davantage de boulot qu'auparavant. Mais, l'usine à papier est toujours là. Des jeunes traînent dehors, désoeuvrés. Il leur propose un truc sympa...
Janvier se retrouve seul, oublié dans "un bureau situé dans une impasse loin du siège" d'une grande entreprise, qui a connu restructurations, déménagements successifs et changements d'organigramme. Il n'a plus de dossiers à traiter et n'attend plus que d'être licencié. Il continue pourtant de se rendre au bureau cinq jours sur sept, à composer des poèmes, jusqu'au jour, un lundi, où il tombe sur un écriteau à la vitrine d'un magasin...
Sur la plage, un gamin de cinq ans, Etienne, répond avec insolence à sa mère: son beau-père n'est pas son papa. Il se met à courir vers la mer. Le narrateur se lance à ses trousses. Car sa femme et la mère d'Etienne sont éplorées, et le beau-père éclopé: il est le seul valide. Après avoir rattrapé Etienne, peu de temps après il lui lâche la main pour empêcher qu'un ballon, avec lequel des jeunes jouent, ne roule à la mer...
Il travaille dans une entreprise en perdition. Ils étaient encore douze en janvier, ils ne sont plus que quatre. Rentré chez lui, il joue tous les jours à un jeu vidéo sur sa PlayStation, pour oublier. Il s'isole de tout, même de sa famille, à l'abri de son casque, en buvant de la bière, augmentée d'alcool de prune. Il apprend alors une nouvelle, qui a un lien avec son enfance, qui n'est toujours pas morte en lui...
Il est voiturier d'un restaurant de sushi. Il n'a trouvé rien d'autre à faire "pour occuper ses soirées et payer son loyer, ses factures, et allonger malgré tout l'ardoise de ses cartes de crédit". Et puis "l'intérêt du job, c'est que tu peux passer ton tour toute la soirée"... Personne ne viendra ne le déranger dans sa solitude... A la fin de cette soirée-là, il ne lui reste plus qu'un trousseau de clés, celui d'une Mercedes bleu nuit...
Sonia et Boris sont invités chez des amis. Sonia n'arrête pas d'écraser moralement Boris, qui n'est que bibliothécaire assistant à la Société de Lecture de Genève et pour lequel elle a de plus grandes ambitions, à la Bibliothèque Nationale notamment, alors qu'il se satisfait parfaitement de son activité à 40%. Il est le seul à remarquer que la maîtresse de maison, Anne-Sophie, ne boit pas de vin et qu'il ne peut y avoir à cela que deux explications...
Elle est fan d'une star. Quand ils étaient jeunes, ils étaient dans la même classe. Elle collectionne tout ce qui paraît sur lui: coupures, photos, interviews etc. Elle les classe, les archive. Seule une photo de classe, de 1964, où il se tient debout à côté de la maîtresse, orne son mur. "Je dois être la seule moche qu'il ait jamais baisée", se dit-elle... Cela doit bien rimer à quelque chose...
Il joue à un jeu vidéo en ligne, mais il n'y a curieusement, ce jour-là, pas d'autres participants à ce jeu de guerre. Heureusement que son frère, qui habite à des kilomètres, vient l'y rejoindre. Déjà, au début des années 1990, ils jouaient ensemble à Kick Off 2, un jeu de football. C'est l'occasion de converser ensemble pendant la partie désertée par les autres...
Il est le dernier Granget de la lignée. Son père vient de mourir. Il a tout prévu pour ses obsèques: "Il voulait le curé de Jary, l'église de Condat et être inhumé en Corrèze." Il lui a laissé sa maison en héritage: "Il me manque juste la clé, putain de clé que mon père, même malade, n'a jamais voulu me confier"... Mais, maintenant, la maison est tout à lui...
L'autre vie que tous ces personnages entrevoient à la faveur de circonstances particulières est-elle parfaite comme le laisse supposer le titre de ce recueil? Peut-être "parfaite" est-il un bien grand mot, ou alors ironique. En tout cas, leur autre vie est en rupture avec ce qu'ils ont vécu jusque-là. Aussi peuvent-ils nourrir l'espoir de changements, fussent-ils doux-amers...
Francis Richard
Une autre vie parfaite, Julien Bouissoux, 112 pages, L'Age d'Homme