Depuis plusieurs mois, la guerre fait rage entre Amazon et Hachette. Ce conflit a suscité de nombreux commentaires et des réactions de la part de personnalités (écrivains, éditeurs, hommes politiques…). À l’heure actuelle, rien ne permet d’entrevoir une sortie de crise et les enjeux soulevés par cette querelle sont très intéressants pour l’industrie du livre et le développement du numérique.
La guerre est déclarée
Les éléments du conflit
Tout d’abord, un rappel des faits (si vous avez suivi le dossier, vous pouvez passer directement au paragraphe suivant) :
Mai 2014 : le 10 mai, le New York Times révèle que Hachette Book Group (filiale américaine d’Hachette) est victime de pratiques commerciales douteuses de la part d’Amazon. En cause : délais de livraison anormalement longs (les livres en question étant pourtant disponibles), disparition de l’option « précommande » et suppression de réduction pour les livres Hachette… D’autres éditeurs révèlent qu’ils sont également victimes de ces pratiques. Il s’avère qu’Amazon fait pression sur Hachette pour que le groupe reconsidère le prix de vente de ses ebooks. Le géant américain juge le prix des ebooks fixés par les éditeurs (de 12,99$ à 19,99$) trop chers : la firme américaine souhaite un prix de 10$ maximum. Amazon se défend en estimant être « dans son bon droit » : « un distributeur a le droit de déterminer si les conditions de l’offre sont acceptables et de stocker les produits conformément à cet accord » déclare la firme.
Juillet 2014 : Amazon propose aux auteurs édités par Hachette de leur reverser la totalité des recettes de la vente de leurs livres électroniques et affirme mener un combat « dans l’intérêt des lecteurs » et pour promouvoir la lecture et le livre numérique. Plusieurs auteurs américains commencent à se mobiliser contre Amazon et à prendre publiquement position contre le géant.
Août 2014 : Brusque escalade des hostilités. Le 9 août, Amazon encourage les lecteurs à écrire au patron de la filiale américaine d’Hachette, en divulguant au passage son adresse mail, pour lui demander de baisser le prix des ebooks. Le 10 août, 900 auteurs, qui ne sont pas tous publiés chez Hachette et parmi eux, des écrivains de renom comme Paul Auster, Stephen King ou John Grisham, lancent une pétition et publient une tribune dans le New York Times dénonçant les pratiques d’Amazon et demandant aux lecteurs d’écrire à Jeff Bezos, en dévoilant par la même occasion son adresse mail.
Jeff Bezos, fondateur d’Amazon
Au-delà de la guerre commerciale, un vrai débat sur l’avenir de l’industrie du livre
Ce conflit est très intéressant à observer puisqu’il cristallise les tensions et les débats qui agitent l’industrie du livre depuis plusieurs années. L’issue pourrait avoir de lourdes conséquences. Grossièrement, on a d’un côté les pro-Amazon qui se placent souvent du côté des lecteurs en défendant une baisse du prix des livres, une démocratisation encore plus importante de la lecture, du livre numérique etc. De l’autre, il y a les pro-éditeurs/auteurs qui défendent une vision élitiste de la littérature et de la lecture, qui sont soucieux de la rémunération des auteurs et qui défendent le modèle traditionnel des maisons d’édition.
« La pression pratiquée sur Hachette et d’autres éditeurs (par Amazon) est déloyale et injustifiable. »
Amazon a commis de lourdes erreurs et des fautes, tant sur le fond que sur la forme. La pression pratiquée sur Hachette et d’autres éditeurs est déloyale et injustifiable. Cependant, les points soulevés (prix des ebooks, démocratisation de la lecture etc.) sont pertinents et le groupe Hachette est plutôt resté silencieux sur ces sujets. Cela m’amène à me poser les questions suivantes.
Le modèle économique des maisons d’édition traditionnelles est-il encore viable ?
Plus pour très longtemps pas car le prix des livres et des ebooks est trop élevé. Si elles ne s’adaptent pas à la nouvelle donne actuelle (essor du numérique, changements des habitudes des lecteurs), les maisons d’édition traditionnelles peuvent mourir. Seules les plus prestigieuses, les plus grosses et celles éditant des best-sellers survivront. Les petits éditeurs tirent quant à eux leur épingle du jeu grâce à une stratégie de niche et à leur bonne adaptation à Internet (voir cet article passionnant du Monde). Sans changement, on peut craindre de voir de plus en plus de livres qui ne se vendent pas et à terme, des faillites de maisons d’édition.
Et la rémunération des auteurs ?
Argument récurrent d’Hachette dans son conflit avec Amazon, la « bonne » rémunération des auteurs est pour les éditeurs (et les auteurs !) une question centrale, elle justifie en partie le prix élevé des livres. Je pense au contraire que c’est un faux débat. Lorsqu’on achète un produit, quel qu’il soit, l’acheteur n’a pas à se préoccuper de la rémunération des personnes ayant créé ce produit. Sa seule question, c’est de déterminer si le prix est correct par rapport à la qualité du produit. Car si l’on entre dans de tels raisonnements, cela signifierait que l’on devrait acheter les produits selon la structure de leurs coûts : salaires, marges, coûts fixes, prix des matières premières, coût de la publicité… Ainsi, Hachette pourrait par exemple diminuer ses coûts de marketing et les salaires de ses employés pour maintenir le niveau de rémunération des auteurs, si tel est son objectif. Le lecteur n’a pas à rentrer dans ces considérations et Amazon non plus puisque la firme traite avec les éditeurs, pas avec les auteurs.
« Les maisons d’édition ne sont pas menacées par Amazon. »
Après le conflit ?
L’enjeu n’est pas de sauver les maisons d’édition, contrairement à ce qu’Hachette veut faire croire. Les maisons d’édition ne sont pas menacées par Amazon. Arnaud Nourry, le PDG d’Hachette, le confessait dans cette interview donnée au Figaro en octobre 2013 (et donc avant le déclenchement de la guerre). C’est l’industrie du livre dans son ensemble et la lecture en tant qu’activité récréative (et intellectuelle) qui sont menacées. La lecture est en concurrence avec de nombreux « loisirs », qui se multiplient, et celle-ci devient plus rare, moins naturelle pour beaucoup de personnes.
Arnaud Nourry, le PDG d’Hachette
Or les prix des livres et ebooks, quelle que soit leur qualité, est le facteur le plus déterminant pour contribuer à rendre la lecture attractive : les prix élevés sont tout simplement décourageants et contribuent au déclin du livre. Je suis stupéfait de constater que les maisons d’édition ne cherchent pas à rendre le secteur du livre et la lecture plus dynamiques et attrayants. On a davantage le sentiment qu’elles cherchent à conserver une rente, issue du passé, et que l’avenir (ebooks, réseaux sociaux etc.) représente pour elles une menace.
« On a le sentiment que les maisons d’édition cherchent à conserver une rente »
Le drame, ce n’est pas la position dominante d’Amazon, c’est que personne d’autre n’est en mesure de rivaliser avec la firme de Jeff Bezos en termes d’innovation et de dynamisme commercial. Alors certes, Amazon joue durement son rôle mais il ne s’agit peut-être que d’un appel à toute l’industrie du livre à prendre conscience des mutations qui sont en cours : le temps des ebooks à plus de 10$ doit s’achever, sous peine d’en payer gravement les conséquences.