" Le silence après la guerre est toujours la guerre. On ne peut pas oublier ce que l'on s'efforce d'oublier; comme si l'on vous demandait de ne pas penser à un éléphant. Même né après, vous avez grandi entre les signes. Voyez, je suis sûr que vous avez détesté l'armée, sans rien en connaître. Voilà un des signes dont je parle : une mystérieuse détestation qui se transmet sans que l'on sache d'où elle vient.
- C'est une question de principe, Un choix politique.
- Un choix ? Au moment où il devenait sans conséquence ? Absolument indifférent ? Les choix sans conséquence ne sont que des signes. Et cette armée elle-même en est un. Vous ne la trouviez pas disproportionnée ? Vous ne vous êtes jamais interrogé sur le pourquoi d'une armée si considérable, sur le pied de guerre, piaffante, visiblement nerveuse, alors qu'elle ne servait à rien ? Alors qu'elle vivait en vase clos, sans qu'on lui parle, sans qu'elle vous parle ? Quel ennemi pouvait justifier une telle machine où tous les hommes, tenez-vous bien, tous les hommes passaient un an de leur vie, parfois plus. Quel ennemi ?
- Les Russes ?
- Balivernes. Pourquoi les Russes auraient-ils détruit la partie du monde qui marche à peu près, et qui leur fournissait tout ce dont ils manquaient ? Allons ! Nous n'avions pas d'ennemis. Si après 62 nous avions une armée en ordre de marche, c'était pour attendre que le temps passe. La guerre était finie, mais les guerriers étaient toujours là. Alors on a attendu qu'ils se cachent, qu'ils vieillissent et qu'ils meurent. Le temps guérit tout par décès du problème. On les a enclos pour éviter qu'ils ne s'échappent, pour éviter qu'ils utilisent à tort et à travers ce qu'ils avaient appris. Les Américains ont fait un drôle de film à ce sujet, où un homme préparé à la guerre erre dans la campagne. Il ne possède plus qu'un sac de couchage, un poignard, et le répertoire technique de toute les façons de tuer, gravé dans son âme et ses nerfs. Je ne me souviens plus de son nom.
- Rambo ?
- C'est cela : Rambo. On en a fait une série assez stupide, mais je ne parle que du premier de ces films : il montrait un homme que je pouvais comprendre. Il voulait la paix et le silence, mais on lui refusait sa place, alors il mettait une petite ville à feu et à sang car il ne savait rien faire d'autre. Ceci, que l'on apprend à la guerre, on ne peut pas l'oublier. On croît cet homme loin, en Amérique, mais je l'ai connu en France à des centaines d'exemplaires ; et avec tous ceux que je ne connais pas, ils sont des milliers. On a maintenu l'armée pour leur permettre d'attendre ; qu'ils ne se répandent pas. Cela reste inconnu parce qu'on n'en fait pas une histoire : tout ce qui se passe en Europe concerne le corps social entier, et il se traite dans le silence ; la santé est le silence des organes, dit-on "
Alexis Jenni : extrait de L'art français de la guerre Éditions Gallimard 2011
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