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Le clavier vagabond. Concertos pour piano de Jan Ladislav Dussek par Howard Shelley

Publié le 28 août 2014 par Jeanchristophepucek
Louis Boilly L'incroyable parade

Louis Boilly (La Bassée, 1761-Paris, 1845),
L'Incroyable parade, 1797
Huile sur bois, 41 x 54 cm, collection particulière

Hyperion est un label dont la démarche s'inscrit assez profondément au rebours des tendances majoritaires du marché de la musique classique : alors que ce dernier mise principalement sur des produits que les trépidations de l'actualité rendent encore plus éphémères, l'éditeur britannique cultive l'ancrage dans le temps long notamment au travers des séries à caractère encyclopédique dont il s'est fait une spécialité. Après le succès, autrefois, de The English Orpheus, et ceux, plus récents, de The romantic piano concerto ou The romantic violin concerto, il inaugure une nouvelle collection intitulée The classical piano concerto destinée à explorer l'histoire du concerto pour piano entre environ 1770 et 1820.

Pour cette entrée en matière, le choix de Jan Ladislav Dussek est, pour diverses raisons, excellent. Je subodore que la présence en Angleterre, entre 1789 et 1799, de ce musicien très voyageur né en 1760 à Čáslav, en Bohême, n'est pas complètement étrangère à cette décision, mais il faut dire que ce séjour provoqué par sa fuite devant la Révolution française dont la survenue pouvait se révéler périlleuse pour celui qui, arrivé à Paris en 1786, avait su entrer dans les bonnes grâces de Marie-Antoinette, s'est révélé important à plus d'un titre ; Dussek a, en effet, contribué à faire évoluer les claviers de son temps en poussant le facteur Broadwood à en augmenter l'étendue, tout en se trouvant directement en contact avec l'école de piano anglaise et son chef de file, Muzio Clementi, dont les élans préromantiques (qui trouvent un parfait écho dans les œuvres picturales produites à la même époque outre-Manche), auxquels ses séjours en Europe du Nord, en particulier à Hambourg au début des années 1780 où il étudia peut-être auprès de Carl Philipp Emanuel Bach, l'avaient déjà sensibilisé, finirent par colorer ses œuvres. S'il fut surtout connu pour ses capacités de virtuose qui suscitaient encore l'admiration à Paris, où il s'était réinstallé, après avoir travaillé principalement en Prusse, en septembre 1807 et où il devait mourir, intempérant, obèse et goutteux le 20 mars 1812, Dussek est loin d'être un compositeur négligeable.

Jan Ladislav Dussek
Ses sonates et concertos pour piano, remis à l'honneur par Andreas Staier dans trois enregistrements mémorables (DHM en 1993 et 1995 pour les sonates, Capriccio en 1995, avec le Concerto Köln, pour les concertos et le Tableau « Marie-Antoinette »), permettent de voir s'opérer la transition du classicisme aux débuts du romantisme et d'apprécier un musicien dont les intuitions anticipent parfois Weber, Mendelssohn ou Chopin.

La programmation intelligente du disque met parfaitement en lumière ces deux points en proposant des concertos de trois périodes différentes. En deux mouvements, un Allegro brillant et un Rondo d'humeur enjouée, le Concerto en sol majeur op. 1 n°3 a été composé avant 1783. Il avoue, dès ses premières mesures, une grande proximité avec Mozart, dont on peut gager que Dussek connaissait la production, tout en s'en démarquant par l'absence de cadence. Une autre originalité se fait entendre, cette fois dans la page de la maturité qu'est le Concerto en ut majeur op. 29 (1795), dont le mouvement liminaire débute, à la manière d'une symphonie, par une introduction lente marquée Larghetto. Peut-être faut-il y voir un hommage à Haydn, qui connaissait alors le succès que l'on sait à Londres et qui avait eu envers Dussek des propos tout à fait bienveillants, d'autant que le Rondo final fait parfois entendre un lointain écho de celui Concerto en ré majeur Hob. XVIII.11 (publié en 1784) de son glorieux aîné ; quoi qu'il en soit, le langage du compositeur a ici gagné en richesse et en expressivité, comme le démontre la tendresse du Larghetto central dans un sol majeur à la luminosité caressante. Datant de 1810, le Concerto en mi bémol majeur op. 70 s'éloigne encore un peu plus du classicisme pour porter ses regards vers le romantisme. Avec son Allegro brillante ma non troppo de vastes dimensions, l’œuvre affiche d'emblée ses ambitions au travers, notamment, du soin apporté à l'écriture orchestrale, en termes de conduite et de couleurs ; les dialogues entre le soliste et les différents pupitres sont particulièrement soignés et le poids des deux protagonistes tend à s'équilibrer en termes de narration. Le concerto s'achève sur un Rondo dont le tempo assez inhabituel d'Allegretto moderatissimo permet de goûter pleinement l'esprit et le piquant qui toujours savent demeurer d'un bon goût parfait.

Cette expression est sans doute celle qui définit le mieux l'interprétation de l'Ulster Orchestra que dirige, du piano, Howard Shelley. Disons-le d'emblée, on aurait préféré que ce disque fût confié à des instruments anciens qui lui auraient sans nul doute apporté la netteté de lignes et la palette de couleurs qui font souvent défaut ici, malgré la connaissance qu'a le soliste et chef du style classique qu'il joue depuis des décennies, parfois même au pianoforte. Malheureusement, il semble que la frilosité ou la paresse d'ensembles « à l'ancienne » qui seraient d'excellents serviteurs de ce répertoire doivent, pour longtemps encore,

Howard Shelley
laisser la porte largement ouverte à des approches plus « traditionnelles. » Ceci posé, cette réalisation est de fort bonne tenue, techniquement irréprochable et animée d'un très louable souci de faire vivre des concertos dont la qualité fait se demander pourquoi ils ne sont pas plus fréquentés. L'Ulster Orchestra fait de son mieux pour alléger le plus possible sa sonorité et si les fins de phrases alourdies par un vibrato superflu ne font guère illusion, le rendu global possède suffisamment de transparence et de dynamisme pour demeurer séduisant, en particulier dans les mouvements lents qui prennent parfois de délicieuses teintes chambristes. Les musiciens sont dirigés avec finesse et intelligence par Howard Shelley qui a la bonne idée de pas jouer la carte d'un « grand piano » qui aurait été ici quelque peu hors-sujet, mais fait montre, au contraire, d'une légèreté et d'une fluidité plus conformes à l'esprit des œuvres. Notons également que sa virtuosité tempérée, jamais outrancière, n'est pas le moindre atout de son approche, dont la recherche d'un équilibre serein semble avoir été un des moteurs essentiels.

Sous réserve de ne pas être trop rétif aux instruments modernes dans la musique du XVIIIe siècle, voici un disque tout à fait intéressant à connaître aux côtés de ceux, prioritaires, d'Andreas Staier, et qui permet d'affiner la connaissance que nous pouvions avoir du style et de l'apport de Dussek au genre du concerto pour piano. Si l'on espère, sans néanmoins se faire trop d'illusions, qu'Hyperion fera appel à des interprètes plus spécialisés dans la pratique d'exécution historique pour la suite de cette nouvelle collection, ce premier volume laisse bien augurer d'une entreprise que l'on suivra avec beaucoup d'intérêt.

Jan Ladislav Dussek Piano Concertos Howard Shelley
Jan Ladislav Dussek (1760-1812), Concertos pour piano en sol majeur op. 1 n°3, en ut majeur op. 29, en mi bémol majeur op. 70

Ulster Orchestra
Howard Shelley, piano & direction

1 CD [durée totale : 68'23"] Hyperion CDA 68027. Ce disque peut être acheté sous forme physique sur le site de l'éditeur (frais de port : 2£87) en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Concerto en sol majeur op. 1 n°3 : [I] Allegro

2. Concerto en mi bémol majeur op. 70 : [II] Adagio ma non troppo lento

Illustrations complémentaires :

Artiste anonyme, publié par John Bland (c.1750-c.1840), Jan Ladislav Dussek, 1793. Mezzotinte, 35,8 x 25,4 cm, Londres, British Museum © The Trustees of the British Museum

La photographie de Howard Shelley est d'Eric Richmond.


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