Salle 5 - vitrine 6, côté seine : 16. "journées de lecture" - du temps perdu au temps à retrouver ...

Publié le 02 septembre 2014 par Rl1948

    ... la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon coeur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique.

 


Henri  BERGSON

Le rire. Essai sur la signification du comique

Paris, Editions Alcan, 1924

pp. 66-7 de l'édition librement téléchargeable sur ce site.

     A un demi-siècle d'intervalle, je fus près de trois mois durant, à nouveau "proustophage".

     Mieux : bien que l'âge aidant, pour lire l'été, je préfère de confortables lits ou fauteuils d'extérieur, j'ai volontairement opté, certains jours chauds de juillet pendant lesquels j'étais chez moi, de me réfugier dans un coin du jardin, près des hydrangeas et de leur parent seringat aux senteurs pénétrantes, symbole de mémoire dans le langage floral, pour profiter de l'ombre du mirabellier et du noisetier tortueux,

sur ce vieux banc qui semble surgi du fond des âges, sur ce banc que mon grand-père maternel, voici près de septante ans, fabriqua avec d'épaisses lattes de bois épousant l'armature métallique à laquelle il avait imprimé les ondulations d'un corps assis ; et auquel mon aimable et talentueux voisin bricoleur accepta ce printemps de rendre vie, conscient qu'il fut de m'offrir ainsi de recouvrer d'ineffables et précieux souvenirs d'adolescent.

     A chacun ses madeleines !

     Il y a en effet exactement 50 ans, pour la première fois, sur ce même siège alors adossé à un des murs de la maison qu'encadraient des poiriers palissés, dans ce petit village des Ardennes belges où mes grands-parents rebâtirent après que l'offensive Von Rundstedt eut totalement détruit leur première demeure, dans le hameau proche où j'étais né seize années auparavant, - en quelque sorte mon Illiers/Combray personnel ! -, je m'immergeai avec une certaine avidité timide, avec une certaine extase aussi, dans un univers confiné, un univers de coteries qui, comédie ou tragédie mondaine, théâtre d'une aristocratie sans Versailles, comme l'aurait défini Emmanuel Levinas, n'était certes pas et ne serait jamais le mien.

     Durant les agréables semaines que je passai chez ma grand-mère cette année-là, après son "baiser du soir", je n'aimais rien tant - choisissant ainsi de ne point me coucher de "bonne heure" -, que reprendre à l'endroit où je l'avais la journée de courts instants délaissée, essentiellement pour les repas et le bain, la lecture d'À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust dont je compris très vite, dès les premières pages de mes livres dits de poche dévorés avec un plaisir esthétique que déjà infatigable lecteur jamais encore je n'avais éprouvé, qu'il ne pouvait qu'être un immense écrivain.

     Le seul qui, avec élégance, donnait de l'éternité au style ...

     Ce ne fut pas la mondanité dans laquelle, en subtil entomologiste, l'auteur plongeait certains de ses personnages, qu'ils soient du côté de chez Swann, (de Méséglise en fait), ou de Guermantes, qui me subjugua ; ce ne fut pas plus la confrontation entre plusieurs genres de signes qui m'intrigua - l'affaire Dreyfus ou la guerre de 1914 mises à part, uniques références historiques de l'oeuvre, à propos desquelles je ne connaissais alors quasiment rien -, mais, plus certainement, ce furent les ondulations, les circonvolutions, - les longues soies, comme les définissait la comtesse de Noailles -, les méandres de la phrase proustienne, véritable "Cingle de Trémolat", qui me captivèrent, me fascinèrent, m'éblouirent au point d'inexorablement déterminer mes appétences littéraires futures.

     Cette intéressante distinction que Montaigne établit dans De l'art de conférer - (Essais, Lausanne, Éditions Rencontre, 1968, Livre III, chapitre VIII, p. 335) - entre maniere et matiere du dire, ilaurait sans conteste pu l'appliquer à Proust en accordant l'indiscutable primauté à la manière sur la matière, au dire sur les idées véhiculées ; bref, à la forme sur le fond.

     Ce fut, à 16 ans, l'essentiel de ce que j'en retins ...

     Dans la préface de leur Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, - (Paris, Plon/Grasset, 2013, p. 11) -, Jean-Paul et Raphaël Enthoven indiquent que la "Recherche" est une oeuvre que tout proustien respectable doit lire au moins quatre fois dans son existence. D'abord, et par bribes, à l'adolescence.


     Je le fis. 

      Et le père et le fils de terminer leur énumération en indiquant que : La quatrième lecture, enfin, celle du dernier âge de la vie, sera, pour qui y consent, la plus décisive puisque tout, au crépuscule, se dépouille des petits enjeux de vanité ou de conquête.

     Boucle bouclée ? J'y consentis ces derniers mois.

          Existe-t-il une meilleure manière de lire Proust que de prendre ainsi son temps, posent-ils comme autre question, quelque 275 pages plus loin ?

     J'ai pris mon temps. À tous les âges de ma vie, peu ou prou, je me suis enfoui dans cette oeuvre en fervent admirateur, quasiment en inconditionnel, et toujours avec une délectation sans égale parce que ce roman séminal, adamantin, marqua définitivement ma sensibilité de lecteur. Après sa découverte, rien pour moi, en ce domaine, ne fut plus jamais pareil : les oeuvres romanesques dans lesquelles je me plongeai par la suite, si elles n'étaient évidemment pas toutes cacographies, ne représentèrent plus à mes yeux l'essence même de la beauté formelle, l'essence même de la perfection comme l'est la "Recherche", cette vaste réflexion sur la mémoire, sur le souvenir, sur la plénitude de la réminiscence, - évidence d'un platonisme proustien ! -, sur la substance invisible du temps, sur l'utilité fondamentale de ce temps qu'il soit perdu, révolu ou enfin retrouvé

     (Pour une superbe évocation proustienne, permettez-moi de vous conseiller de découvrir ce récent billet, de Madame Carole Chollet-Buisson.)  

     Dans Le Rire, dont je vous ai  proposé ce matin un extrait en guise d'exergue, comme dans toute son oeuvre, le philosophe français Henri Bergson (1869-1941), au demeurant cousin par alliance de Marcel Proust, développe l'idée que l'on ne retient habituellement du passé que ce qui peut être utile au présent, que ce qui peut se perpétuer dans le présent.

     Mais pour quelle raison, seriez-vous en droit de vous interroger, amis visiteurs, cette longue introduction convoquant Proust, même si, à tout le moins ceux d'entre vous qui me fréquentent un peu, vous n'ignorez plus la révérence qui est mienne à son égard ?  

     Dans un texte du 20 mars 1907 intitulé Journées de lecture - titre que je me suis permis de reprendre pour notre présent rendez-vous -, qu'il écrivit pour Le Figaro, il déplore s'être laissé aller à d'importantes digressions plutôt qu'à traiter le sujet promis dès l'entame :

     Hélas ! me voici arrivé à la troisième colonne de ce journal et je n'ai même pas encore commencé mon article. (...) Ce sera pour la prochaine fois.

Et si alors quelqu'un des fantômes qui s'interposent sans cesse entre ma pensée et son objet, comme il arrive dans les rêves, vient encore solliciter mon attention et la détourner de ce que j'ai à vous dire, je l'écarterai comme Ulysse écartait de l'épée les ombres pressées autour de lui pour implorer une forme ou un tombeau.

(Proust, Essais et articles, Paris, Gallimard, Collection "La Pléiade", 1971, p. 532)

     Nul besoin, pour ce qui me concerne, de jouer les Ulysse et d'éloigner un quelconque fantôme proustien ou bergsonien : c'est délibérément que j'ai évoqué ces deux grands écrivains et, entre autres, la notion de mémoire qui leur est chère.

     Celle-ci me permet en effet ce jour de rentrée d'ÉgyptoMusée, en prémices à nos futurs entretiens, de vous remettre en mémoire le temps proche où devant l'étagère de gauche dans la vitrine 6, côté Seine, de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre,

nous avons conversé à propos de quelques premiers végétaux, légumes et fruits, ainsi que des croyances que les Égyptiens leur accordaient. 

     Rappelez-vous, ce fut le 1er avril 2014 que nous prîmes connaissance de ce que les Conservateurs du lieu avaient cru bon de déposer sur ce plateau vitré. Ensuite, après les vacances pascales, trois mardis consécutifs, nous nous repûmes de laitues : le 22 avril, en  les associant aux hommes, le 29, à leurs dieux et le 6 mai, pour en découvrir les sens cachés puisque - mais est-il encore nécessaire de le répéter ? -, vous avez maintenant compris qu'il est parfaitement obvie que la société d'alors, sans être pourtant le moins du monde thanatophile, entretenait néanmoins d'étroits rapports avec la mort et les divinités.

     Les trois autres semaines de ce mois de mai, nous nous tournâmes vers le mimusops : ses fruits, d'abord que nous savourâmes le 13, l'arbre producteur, que nous célébrâmes le 20 pour, le 27, terminer par la symbolique leur.

     Dans la foulée, et aux fins de mettre un terme à quelques confusions botaniques, partant, lexicologiques, je consacrai le 3 juin à distinguer deux espèces arboricoles égyptiennes antiques considérées comme sacrées : chaouab, perséa et mimusops, trois termes successivement employés pour ne définir qu'une seule d'entre elles ; arbre-iched et balanite qualifiant la seconde.  

     A l'extrémité de l'étagère, c'est à un autre fruit que nous accordâmes nos derniers rendez-vous : la noix-doum que je vous fis apprécier le 10 juin, avant de nous tourner, le 17, vers le palmier qui l'offrait et l'offre encore aux Égyptiens.

     C'est néanmoins avec les dieux et les relations qui furent leurs vis-à-vis de cet arbre qu'avant notre interruption estivale, nous apposâmes le point momentanément final  : Min le 24 juin, Taouret le 1er juillet et Thot le mardi 8 suivant.

     Maintenant que d'une certaine manière vous avez recouvré tout ou parties de ce temps quelque peu perdu parmi vos souvenirs, - il vous suffit au besoin d'un clic sur chacune des dates mentionnées pour les raviver avec une précision accrue -, tournons-nous, voulez-vous, vers l'avenir tout en continuant bien sûr d'accorder un oeil attentif à notre étagère :

quels trésors nous révèlera-t-elle encore ?

     Hormis les deux simulacres de pièces de viande de l'extrême gauche sur lesquels, pour l'heure, je n'escompte absolument pas m'épancher, j'entends poursuivre l'évocation des autres fruits exposés qui n'attendent que notre bon regard.

     Et, demeurons cohérents, de commencer par les dattes : ainsi, après le palmier-doum, je vous propose, dès le 9 septembre, de faire plus ample connaissance avec le palmier-dattier. Peut-être d'ailleurs eussé-je dû, dans ce même esprit de préséance que tant mit à l'honneur le duc de Saint-Simon dans ses passionnants Mémoires, commencer par ce dernier arbre. Tout choix étant d'une certaine manière stochastique, le hasard - ou plus vraisemblablement, la proximité à la droite de l'étagère du fruit du mimusops et de la noix-doum - me fit d'abord m'occuper de l'un plutôt que de l'autre.

Mais peu vous chaut, je présume ...

    Mardi prochain, jour officiel de notre rentrée au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, puis-je compter sur votre présence, amis visiteurs, pour que nous reprenions nos investigations phyto-religieuses ?