Voilà un opéra de Britten fort peu joué, et peu connu, malheureusement. Il a été écrit pour la télévision, en fonction des possibilités qu’offraient ce médium d’où les difficultés que soulève son passage sur la scène d’un théâtre lyrique. C’est le 16 mai 1971 que la BBC a diffusé pour la première fois l’opéra et il faudra attendre le 10 mai 1973 pour que la création scénique ait lieu à Covent Garden.
Après la diffusion par la BBC, la critique a été élogieuse : mais l’opéra n’a jamais connu le succès remporté par Le Tour d’’Ecrou, œuvre sœur d’Owen Wingrave.
Les deux opéras se ressemblent, à plusieurs niveaux, bien que 15 ans les séparent. D’abord, tous deux sont adaptés d’une nouvelle d’Henry James ; ensuite, dans les deux cas, l’action se situe dans un vieux manoir anglais, ils offrent tous deux la même fin, la mort d’un jeune garçon, adolescent ou jeune adulte ; enfin, les deux opéras se caractérisent par un mélange de fantastique et de psychologie et une tension croissante jusqu’au drame final.
C’est en 1892 que parait la nouvelle d’Henry James sous le titre Owen Wingrave. Quinze ans plus tard, il en tire une pièce en un acte intitulée The Saloon. Britten et sa librettiste, Myfanwy Piper (on doit aussi à cette dernière le livret du Tour d’Ecrou) semblent n’avoir pas eu connaissance de cette adaptation théâtrale. « La nouvelle est fidèle à l’esthétique de James : atmosphère oppressante et surnaturelle, personnages à l’hérédité chargée, et unis par des relations complexes, ironie feutrée –les femmes tirant les ficelles de l’action bien qu’évoluant dans un monde d’hommes, de militaires de surcroît. » (1) Mais, pour JF Boukobza, Owen Wingrave n’atteint pas le niveau du Tour d’Ecrou : il reproche à la nouvelle le manque de profondeur des personnages, une fin trop rapidement menée et qui peut laisser perplexe, une forme d’ensemble moins rigoureuse que celle du Tour d’Ecrou.
Que Britten ait eu conscience de ces faiblesses, cela ne fait aucun doute ; mais le sujet l’intéresse et il trouve suffisamment de qualité à la nouvelle de James pour passer outre les défauts : « C’est une histoire très courte, vraiment remarquable. […] Elle est comme toutes les œuvres d’Henry James : très raisonnée, très intelligente et d’une atmosphère très dense. » (2)
Britten est un pacifiste convaincu, ses prises de position et son œuvre l’attestent ; de plus, il combat sans relâche les mœurs rigides de son époque (il est homosexuel) : il a sans doute été fasciné par le personnage d’Owen auquel il s’est identifié dès la première lecture. Il a donc utilisé la nouvelle pour affirmer ses convictions antimilitaristes, à un moment fort bien choisi, celui de la guerre du Vietnam.
Myfanwy Piper a considérablement modifié la nouvelle. Les personnages sont plus développés et leur rôle est sensiblement égal en importance ; la librettiste a fait de nombreux ajouts. Mais, souligne JF Boukobza, ces modifications ont créé un nouveau déséquilibre : « Chez James, en effet, révolte contre la tradition, rébellion contre la guerre, éléments fantastiques et psychologiques sont mis au même niveau tandis que, dans l’opéra, les convictions antimilitaristes d’Owen sont mises constamment au premier plan. Les autres éléments, s’ils sont maintenus (et parfois magnifiés par la musique de Britten), n’en demeurent pas moins secondaires et toujours reliés à l’idée centrale dominante. Or, il n’est pas sûr, malgré toute la finesse du travail de Piper, que l’opéra, même télévisé, soit le support le plus approprié pour la revendication politique, si noble soit la cause. » (1)
Passons maintenant à une analyse plus approfondie de l’ouvrage et des motivations de son compositeur.
L’opéra en général est un genre bien particulier dans la mesure où, depuis le 19ème siècle, on meurt à la fin avec une facilité déconcertante. Britten n’échappe pas à la règle ; chez lui aussi, on meurt beaucoup : Peter Grimes, Owen Wingrave et Bibbly Budd dans les œuvres du même nom, Miles dans Le Tour d’Ecrou, Aschenbach dans Mort à Venise. Et ses personnages sont l’écho de ses goûts, ses obsessions, ses inquiétudes. Beaucoup de ses opéras s’appuient sur des textes littéraires de haute tenue. Mais si ses préoccupations personnelles marquent souvent ses œuvres, s’il s’est toujours placé en marge de la société par son homosexualité, son pacifisme, sa misanthropie, il semble, d’après Jean-François Lable qu’il n’y ait chez lui aucune trace d’autopunition et que voir dans la mort systématique de ses personnages une marque de culpabilité, voire de sacrifice expiatoire est une erreur. « Britten adopte volontairement certaines attitudes ; il n’éprouve nullement le besoin de s’en excuser. » (3) Et, continue JF Lable, « des ouvrages comme Owen Wingrave et Le Tour d’Ecrou ne laissent guère de place aux notions convenues de faute ou de culpabilité morale. Les deux opéras se déroulent à la frontière de l’au-delà : les vivants y déclenchent des mécanismes de mort qui échappent à leur compréhension ; s’ils deviennent meurtriers, c’est malgré eux, sans qu’ils aient pu mesurer les conséquences de leurs gestes. »
Le Tour d’écrou ne présente pas un combat entre le Bien représenté par la Gouvernante et le Mal représenté par les domestiques, Peter Quint et Miss Jessel, pour la possession de deux esprits neutres, les enfants Miles et Flora. Il y a longtemps que les enfants ne sont plus innocents, ils ont été initiés (on ne sait pas à quoi) par les domestiques à présent morts et avec qui ils entretiennent une relation d’une grande perversité. Par contre, la Gouvernante est effectivement l’Innocente qui va se heurter à l’expérience transmise par Quint et Jessel aux enfants. C’est avec la meilleure volonté du monde qu’elle va vouloir les arracher à cette obscurité mais à l’issue du combat, elle n’aura plus entre les bras que le cadavre de Miles.
Quant à Owen Wingrave, sa mort dans une chambre hantée s’apparente à celle de Miles mais elle est plus voulue. « Bien que réellement méchante, alors que les autres membres de la famille ne sont que sots, Kate est innocente. Personne dans l’histoire ne veut réellement de mal au jeune homme. La brutalité avec laquelle on le traite est le fait d’une stupidité sûre d’elle-même et de son bon droit, déçue par un entêtement qu’elle serait prête à excuser en n’y voyant qu’une forme de scrupules, si Owen ne venait lui-même refuser tout compromis par sa déclaration solennelle : « C’est un crime de tirer son épée pour son pays, et c’est un crime pour un gouvernement d’en donner l’ordre. » […] Owen est loin d’être une victime innocente et passive. […] Comme un bon petit soldat, Owen est mort au champ d’honneur, au champ de son honneur. Il n’a rien à se reprocher. » (3)
Et Britten pas davantage ; on ne voit rien, dans cette histoire, ce qui pourrait se rapprocher d’une marque de culpabilité. L’œuvre n’accuse pas la guerre en elle-même mais la façon dont on la déguise en « grande dame » (3) et le fait qu’on prépare ainsi des hommes à sacrifier leur vie.
Au vu de tant de morts dans les opéras de Britten, on peut se poser la question du lien entre la mort et la culpabilité, se demander de quoi sont coupables finalement Peter Grimes, Owen Wingrave, Miles, etc. Difficile, voire impossible de trouver une réponse. Dans certains cas, pèse effectivement sur des personnages une responsabilité mais qui ne peut aller jusqu’à la culpabilité. Dans Le Tour d’Ecrou, la Gouvernante est responsable de la mort de Miles : C’est son innocence qui en fera une meurtrière et elle trouve son origine dans une rigueur morale qui n’est autre qu’une forme de répression des sentiments et des émotions. En ce qui concerne Owen Wingrave, c’est un peu différent : Si Sir Philip n’est qu’un vieux tromblon, la ruine presque sénile d’anciennes splendeurs militaires, il n’en est pas de même pour les trois femmes qui l’entourent : « Ce sont autant de furies. Invalides mentales à qui la guerre a pris un fiancé et un mari, les deux aînées sont devenues les prêtresses d’un culte de la mort acceptée, tandis que la plus jeune, la seule vraie méchante et qui n’a aucune excuse, organisera avec soin le piège dont sera victime l’homme qu’elle prétend aimer. Dans les deux œuvres, les femmes sont redoutables parce qu’elles sont faites d’un métal plus dur que les hommes, assurées qu’elles sont du bon droit que leur confère leur vertu. » (3) A ce portrait peu flatteur de Kate, on peut rajouter sans crainte de se tromper qu’elle est bornée au point d’en être aussi stupide que la famille Wingrave.
L’attaque ici est rude, et il faut en joindre une autre, qui concerne l’institution familiale, véritable monstre aux cent têtes qui ne laisse aucune chance au malheureux transgressant ses règles. Le dîner au cours duquel les convives s’acharnent sur le jeune Owen est à cet égard très probant : on sonne l’hallali pour la curée finale. Et le fait que l’opéra ait été composé pour la télévision accentue encore la force des images du décor entourant les personnages : « La répétition des portraits de famille, chargés d’armes et d’uniformes, donnait au décor un caractère de barbarie qui justifiait la révolte du jeune héros et en laissait prévoir l’inévitable échec. » (3)
C’est peut-être parce qu’il a été conçu pour la télévision qu’Owen Wingrave est un opéra si peu souvent joué. A ce sujet, Britten écrit : « Je suis très soucieux de penser constamment en fonction du medium télévisé et non pas pour la scène. Je n’ai pas de doute que l’on pourra, un peu plus tard, être capable d’adapter l’ouvrage pour la scène, mais cela nécessitera un travail considérable de réécriture. » (4)
Ainsi, à la télévision, grâce aux caméras, on peut changer de décor très rapidement, on peut, pour passer d’une scène à l’autre, avoir recours à divers procédés comme le fondu enchaîné par exemple, ou le fondu au noir ; on peut montrer des actions simultanées, faire différents plans, rapprochés, d’ensemble, etc. Au théâtre, c’est beaucoup plus difficile car les moyens techniques ne sont pas les mêmes.
« Le rythme rapide imposé par le medium influe en outre sur la construction musicale. Owen Wingrave est caractérisé par une absence de pièces étendues au profit d’airs et d’ensembles miniatures, un flux rapide de l’action, des scènes construites en une succession ininterrompue de panneaux brefs et contrastés. Ces éléments, qui expliquent la réussite de l’œuvre à la télévision, en empêchent sa compréhension sur les planches lyriques, où l’on apprécie généralement un rythme et des séquences plus longs. Peut-on entendre Owen Wingrave ou faut-il absolument le voir ? La question est, comme on le voit, complexe. » (1)
(1) Jean-François Boukobza, « commentaire littéraire et musical », l’Avant-scène opéra n°173.
(2) Cité par JF Boukobza, op. cit.
(3) Jean-François Lable, article « une innocence ambiguë », L’Avant-scène Opéra n°73.
(4) Cité par JF Lable, op. cit.
PHOTOS : - 1 : Benjamin Britten ; 2 : Janet Baker et Benjamin Luxon, 1971 ; 3 - Sylvia Fisher, Peter Pears, Janet Baker et Jennifer Vyvyan, 1971 ; 4 - Janet Baker et Benjamin Luxon, 1971.
ARGUMENT :
En Angleterre, à la fin du 19ème siècle.
Acte I – Scène 1 – L’école militaire de M. Coyle. Ce dernier donne un cours de stratégie militaire. Deux élèves, Owen et Lechmere se distinguent pas leurs réactions contrastées. Le premier est pacifiste et désabusé, le second belliqueux et enthousiaste. M. Coyle interroge Owen : Le jeune homme avoue vouloir abandonner la carrière militaire et ce malgré le fait qu’il appartient à une famille attachée aux traditions militaires ce qui risque de soulever de nombreuses difficultés. Owen devra affronter ses proches qui ne montreront certainement aucune compréhension. Resté seul, Coyle exprime ses craintes quant à l’avenir d’Owen.
Scène 2 - A la fois à Hyde Park et dans l’appartement de Miss Wingrave à Baker Street. (Parfait exemple d’épisode conçu en fonction des caméras : cette scène superpose deux actions simultanées.) A Hyde Park, Owen lit quelques vers de Shelley et réfléchit à voix haute ; en même temps, Coyle informe Miss Wingrave, la tante d’Owen, personne fière et autoritaire, de la décision prise par le jeune homme. Les deux scènes sont interrompues par un défilé des Horse Guards qui tourne à l’affrontement.
Scène 3 – Chez M. et Mrs Coyle. Les deux époux évoquent avec Lechmère la situation délicate d’Owen. Mrs Coyle laisse transparaître l’affection un peu ambiguë qu’elle nourrit envers le jeune homme tandis que Coyle demande à Lechmere de faire changer Owen d’avis. En vain, Owen s’en tient à ce qu’il a dit, bien qu’il craigne de devoir affronter les morts, symbolisés par les portraits accrochés dans la galerie au manoir de Paramore, en plus des vivants.
Scène 4 – Au manoir de Paramore. Miss Wingrave, Mrs Julian et sa fille Kate (fiancée d’Owen) expriment leur ressentiment envers Owen. Le jeune homme arrive : personne ne veut l’accueillir, mais à peine a-t-il franchi la porte qu’il a droit à des reproches et des accusations.
Scène 5 – Paramore. Une semaine s’écoule. Rien n’est épargné à Owen, vexations, humiliations, reproches de la part des membres de sa famille.
Scène 6 – Paramore. Mr et Mrs Coyle et Lechmere arrivent au manoir. Mrs Coyle confie à son mari le malaise que lui procure le manoir et sa crainte qu’il soit hanté. Arrive Owen qui raconte les humiliations dont il a été victime depuis son retour et qui n’ont pas entamé sa détermination. Coyle reconnait en lui un vrai combattant qui a décidé de mener sa lutte jusqu’au bout.
Scène 7 – Paramore. C’est l’heure du dîner. La famille entre et s’assoit. Coyle et son épouse essaient de maintenir une conversation propre à alléger un peu l’atmosphère. Chacun profite des pauses du service pour exprimer silencieusement ses pensées. Le climat devient de plus en plus tendu et il suffit d’un mot malencontreux de Mrs Coyle pour déchaîner la colère collective.
Acte II – Prologue. Un narrateur chante une ballade racontant la légende des Wingrave. Autrefois, un jeune garçon aurait été frappé à mort par son père parce qu’il refusait de se battre avec un camarade qui le provoquait.
Scène 1 – Paramore. Mrs Coyle tente en vain de raisonner une Kate plus têtue qu’une mule et qui ne montre aucune compréhension envers son fiancé. Sir Philip convoque Owen dans sa chambre : tout le monde peut entendre le vieil homme réprimander le jeune homme. Owen est répudié et déshérité, au grand dam de Mrs Julian qui espérait bien améliorer son statut social grâce au mariage de sa fille avec Owen. Kate, cruellement, provoque son fiancé en flirtant ouvertement avec Lechmère. Resté seul avec les portraits de ses ancêtres, Owen clame encore ses intentions pacifistes et loue sa sérénité reconquise, pensant en avoir fini avec les ennuis familiaux. Kate entre et tous deux évoquent les bonheurs passés. Mais bientôt, la jeune fille traite son fiancé de lâche et le met au défi de passer la nuit dans la chambre « hantée », celle où fut autrefois découvert le corps du jeune garçon. Owen accepte.
Scène 2 – Paramore. Les Coyle et Lechmère n’arrivent pas à dormir. Lechmere informe Coyle que Kate a enfermé Owen dans la chambre hanté mais Coyle ne veut pas intervenir. Au contraire, il vante le courage de son élève. Les cris et les pleurs de Kate interrompent la conversation : tous se précipitent vers la chambre et découvrent le corps sans vie d’Owen. Le narrateur reprend les premiers vers de la ballade.
VIDEOS :
- Acte I - Mr Coyle et Owen
- Acte II - Monologue d'Owen