D’une toponymie apparaissant dans Oh les beaux jours, de Samuel Becket, village d’Ariège, Fougax-et-Barrineuf, Sébastien Lespinasse fait deux personnages qui lui sont prétextes d’user de la page comme d’une scène, avec ceci qui n’est pas moindre détail : « Fougax ni Barrineuf ne sont pas l’autre, ils me deviennent » : cela advient en fin de livre, signifie que Fougax et Barrineuf, en tant que personnages, à force d’exploration verbale, auront mené le poète à s’identifier à eux : il aura été mené en bateau par sa propre écriture. Très probablement de son plein gré, puisque les deux personnages sont des ponts : « Je connais un pont qui relie deux ponts entre eux, de telle sorte qu’on ne sache jamais vers quel côté de la rive on se dirige. Ces deux ponts inverses et complémentaires, je les ai appelés Fougax et Barrineuf non par pure convention, mais parce qu’ils m’ont appelé et que je ne sais pas toujours résister », prévient-il en incipit… Mené au-delà du miroir (voire au-delà de ses espérances) par l’écriture de ses « récits-poèmes », par les espiègleries verbales de ses propres personnages, le narrateur et auteur s’est laissé embarquer dans la ruse et la beauté de la langue quand elle a pour principe moteur sa propre énergie : « Il faudrait que ça roule, que ça sorte, que ça prenne feu. À force de retenir tout ça rien que pour moi je vais faire une cirrhose de vivre. » La langue s’auto-alimente ; or à vouloir donner vie aux autres (Fougax et Barrineuf), l’auteur se prend à la vie. Les pages du livre sont pensées comme des scènes où s’expriment les mots, la langue, dans toute leur agitation visuelle, mais aussi grammaticale et syntaxique (« Fougax sujet verbe complément alors Barrineur exclamation complément d’objet en avoir marre Fougax plus-que-parfait interrogative direct… ») ; sérieusement clown, celui qui fait jouer théâtralement tout ce monde(-en-mots).
Crier à perdre haleine
Souffle fou enfle
Vivbre d’air
j]Où[ir
Ainsi donc, ce livre est un retournement de situation : l’auteur devient le personnage de ses propres personnages. On pense un peu, lisant ce récit-poèmes, à la farce et comptine « Pince-mi et pince-moi sont en bateau », qui est, à l’origine, un jeu mnémotechnique de grammaire, puis une histoire pour enfants où les deux facétieux personnages mènent le monde des adultes en bateau par le moyen de jeux de mots. On pense aussi, et par association d’idée, à une « fête de l’âne, une fête qui célèbre ce qui porte l’homme, la langue, comme on célébrait, au Moyen Âge, l’âne qui porta Jésus à son entrée à Jérusalem. Autant dire que presque tout y est, de ce qui pourrait être considéré de l’expérimentation de la langue ; mais au final, sensation est que le poète est à la recherche constante du bon mot. Pour quoi faire ? On ne le sait, raison pour laquelle il nous mène aussi en bateau.
[Jean-Pascal Dubost]
Sébastien Lespinasse, Fougax et Barrineuf vont en bateau, Editions Gros Texte