J'imagine que ce n'est pas facile pour un Allemand de réaliser un film juste sur Auschwitz, comme il n'est pas facile pour ce même Allemand de faire son année d'objection de conscience comme bénévole dans l'ancien camp transformé en musée, haut lieu de la mémoire européenne et de la rancoeur polonaise contre le vieil ennemi de l'Ouest.
Le jeune réalisateur allemand Robert Thalheilm s'est inspiré de sa propre expérience de "civi" dans l'ancien camp d'extermination nazi pour son film, comme le titre ne l'indique pas: "Et puis les touristes..." ("Dann kommen die Touristen"). Ce film confirme encore une fois l'éclosion d'un nouveau cinéma allemand de grande qualité, fait par des trentenaires qui interrogent leurs compatriotes et l'histoire de leur pays avec une sensibilité inédite. Un cinéma à suivre de très très près.
"Et puis les touristes" n'est pas sans rappeler "La vie des autres" de Florian Henckel von Donnersmarck (avec le recul, c'est l'un des meilleurs films que j'aie vu en 2008). Dans les deux films, ce qui m'a émue, c'est qu'à un moment, l'humain passe avant l'obéissance et le respect de la règle, de l'autorité. La voie intérieure l'emporte sur l'ordre venu de l'extérieur. Des actes de liberté individuelle que les protagonistes payent (parfois très cher), mais qui leur confèrent dignité et magnanimité.
Peut-être ce courage de leurs personnages d'aller à l'encontre de la loi est-il chez les réalisateurs une réaction à une idée tenace qui voudrait que la tendance allemande soit à l'obéissance et à la discipline? Hannah Arendt a décrit Eichmann comme un petit fonctionnaire zélé, et fustigé "l'effroyable banalité du mal". Tout au contraire, dans ces films, c'est l'effroyable banalité du bien qui frappe. Nos personnages bienfaiteurs agissent dans le silence et la pudeur, dans l'ombre, de manière absolument désintéressée et gratuite, sans être héroïques, sans espérer la moindre gratitude, parce que leur conscience et l'empathie le leur soufflent.
Dans "Et puis les touristes...", les clichés planent. Et ce n'est pas le moindre mérite du film de confronter les a priori, le politiquement correct sur Auschwitz et les réalités d'Auschwitz aujourd'hui. C'est bien de travailler gratuitement à Auschwitz, c'est bien que les anciens détenus témoignent, c'est bien que les jeunes viennent visiter le camp, c'est bien, c'est bien. Mais habiter à Auschwitz depuis toujours, y être né comme on naîtrait n'importe où ailleurs, c'est forcément avoir une autre approche. Mais venir faire son année d'objection de conscience parce qu'au dernier moment, on a perdu le poste de "civi" qu'on avait choisi à Amsterdam, et que c'est le seul qui restait vacant, ce n'est pas forcément témoigner de l'abnégation et de la conscience aiguë du devoir de mémoire qu'on croirait. Mais être un ancien détenu, c'est forcément complexe, entre besoin de témoigner, de contribuer à faire vivre la mémoire et impression d'être dépassé, périmé, de ne plus intéresser, aigreurs et sentiment d'incompréhension. Bien sûr, le gros industriel allemand qui a implanté récemment une usine de chimie à Auschwitz se sent obligé de construire un monument commémoratif, mais quel est le fond de sa démarche, si on gratte un peu le vernis?
Nouveau venu qui cherches Auschwitz à Auschwitz, et rien d'Auschwitz en Auschwitz n'aperçois, tu nous permets de regarder ce qu'on suppose connaître par coeur, nous qui avons la paresse intellectuelle et la naïveté de croire ne pas pouvoir entendre autre chose que ce que l'on a toujours entendu. C'est le pari de ce film doucement audacieux, qui ne cherche pas à choquer, mais à bousculer quelques certitudes, à défiger la mémoire, sans provocation inutile, sans jugement non plus - car chacun a ses raisons. Tout en finesse, il nous aide à mesurer l'écart entre nos représentations trop claires et l'inextricable noeud de la réalité d'un camp d'extermination aujourd'hui.
Il y a de la beauté dans ce cinéma-là. Il y a aussi problablement une page de la conscience collective allemande qui parvient, enfin, à se tourner, discrètement, pudiquement, surmontant la culpabilité pour interroger qui nous sommes, nous, les contemporains, et comment nous cohabitons avec notre passé.