Rallumez la flemme

Publié le 02 septembre 2014 par Oz

Dans la série d’été « Les 7 péchés capitaux » de la télé, voici la paresse.

Je me présente : je suis la paresse. Ne dites pas que vous ne me connaissez pas, j’ai les noms. Une jolie liste d’ailleurs. Croyez-moi, mon carnet de rendez-vous est plus couronné et médaillé que le Who’s Who et Le Bottin mondain réunis. Mais je suis tenue au secret professionnel. Il est vrai qu’on n’aime guère fairesavoir que l’on me fréquente, et l’on aime encore moins paraître à mon bras en public. Je suis le péché capital le plus honni par le capital. Cela dit, les mœurs évoluent aussi en la matière. Récemment, l’homme le plus riche du monde, le Mexicain Carlos Slim, et Larry Page, le PDG de Google, ne se sont pas cachés pour me rendre hommage en déclarant qu’il était temps de passer à la semaine de quatre jours de travail, pas plus. Les choses ont bien changé depuis Napoléon.« Plus mes peuples travailleront, écrivait en 1807 l’Empereur corse, moins il y aura de vices. Je serais disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail. » Bien d’autres depuis ont repris ce slogan.

« Je serai disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail »

C’est vrai, j’ai mauvaise réputation, mais je m’en fiche car j’ai des amants à gogo et une foule de prétendants. Mon drame tient dans ce paradoxe : plus un aspirant s’active pour obtenir mes faveurs et plus il s’éloigne de moi. Ainsi, inutile dechercher à m’emmener au cinéma, par exemple. Non, là, tout faux. Le cinéphile est le contraire d’un paresseux. Le restaurant à la limite, ça peut passer, à condition que ce soit par flemme de cuisiner. Zéro pointé encore pour la soirée lecture au coin du feu. La lecture, je ne sais pas pourquoi, ça n’entre pas dans mon champ de compétences. Qui s’est cru malin d’affirmer que celui qui lisait était en fait trop paresseux pour allumer la télé ?

On y arrive : moi, ce qui me fait totalement craquer, c’est la séance télé. C’est plus fort que moi, je ne peux pas résister à quelqu’un qui me propose de rester devant le petit écran. Allumer la télé, ça peut suffire, même pas obligé de la regarder. Je n’ai certes pas attendu l’invention du tube cathodique pour lutter à ma façon contre les abus du travail à la chaîne. Mais dans le genre rabatteuse, la télé, c’est une vraie championne. Du coup, on est devenue copines. Je ne sais plus précisément à quand remonte notre complicité. Ça ne s’est sûrement pas fait en un jour, et l’invention de la télécommande nous a beaucoup rapprochées, elle et moi. Au point qu’aujourd’hui, on ne sait plus bien laquelle des deux profite le plus de l’autre. Est-ce moi la paresse qui incite à regarder la télévision ? Ou bien la télé qui pousse à la paresse ? Chacune y trouve son compte certainement. Il a falluapprendre à se connaître. Je me souviens en tout cas qu’à une époque elle a essayé de me faire faire du sport. De l’aérobic !

Le sport, d’accord. C’est une de ses marottes, à la télé. J’étais prête à faire un petit effort, tout petit, car l’effort n’est pas dans ma nature. J’ai donc prôné la sieste devant la formule 1 malgré la fureur et le bruit. En échange de quoi, l’été, pendant le Tour de France, elle force sur le narcotique et se débrouille toujours pour mediffuser des heures de paysages immobiles, de villages écrasés par la torpeur de juillet, d’églises baroques et de clochers silencieux. Et le commentaire ! Pas entendu plus délicieusement soporifique depuis les documentaires animaliers de l’école primaire. Un petit chef-d’œuvre. Même les plus tenaces de mes détracteurs piquent du nez. On dit parfois que le peloton lui-même paresse. N’oublions pas que le sportif qui sommeille en chacun de mes petits paresseux reste, selon l’expression consacrée, un sportif en pantoufles.

Le moment où nous nous comprenons le mieux, la télé et moi, c’est quand même à l’heure de la sieste. Après le repas de midi et le journal de 13 heures, le duo fonctionne à merveille. La télé bichonne mes amoureux, et ne cherche pas à tromper leur inertie. Elle les encourage, elle les accompagne doucement vers les limbes et les rêves. C’est une heure où mes adeptes ont la politesse de n’être pas exigeants. Alors la télé peut se laisser gagner elle-même par la paresse et ne se foule pas forcément à la recherche de nouvelles recettes. Ainsi, depuis quarante ans, elle a servi par exemple, sans interruption, plus de dix mille épisodes des « Feux de l’amour ». En France, la série a été diffusée pour la première fois le 16 août 1989, soit il y a exactement vingt-cinq ans. Joyeux anniversaire ! La formule plaît toujours autant, qui draine quelque 4 millions de téléspectateurs en moyenne.

Je ne suis pas dupe et ne tire pas toute la couverture à moi. En ces débuts d’après-midi, ce n’est pas exclusivement l’oisiveté et l’inaction qui triomphent. C’est aussi la solitude qui pèse. La peur du vide qui terrifie. Les retrouvailles avec soi-même qui affolent. La mission de la télé devient alors « d’assurer un accompagnement psychologique », suggère André Rauch, professeur émérite à l’université de Strasbourg, et auteur de Paresse : Histoire d’un péché capital (Armand Colin, 2013). Rien de mieux que les séries à l’eau de rose, les émissions de témoignages et de proximité pour rompre l’isolement. Mais que nous montre-t-on dans le feuilleton américain sinon une société qui paresse, qui ressasse sa stérilité, qui pépie et s’écoute, qui n’a finalement rien d’autre àfaire que traîner sa torpeur et son ennui. Comme si la paresse se complaisait àregarder la paresse, en somme.

Il faut dire aussi que le paresseux devant sa télé est insaisissable et inconstant. Indéfini. Incompris sûrement. Ce n’est pas comme le téléspectateur de fin d’après-midi qu’on cerne bien mieux. Lui n’est pas du genre à traîner longtemps sa flemme devant le petit écran. Un véritable agité au contraire. Si par mégarde il s’est un peu abandonné après le journal de 13 heures, il se reprend vite en mains. Repas, enfants, rangements… Il n’a pratiquement plus que les oreilles à prêter à ma copine la télé. Lui, on le sonde, on le teste, on le comptabilise. On le bichonne, on tente de l’intéresser. On lui concocte de bons petits programmes inédits rien que pour lui, adaptés à son activité débordante de l’instant. Il reste debout, mais l’idée est de conserver son intérêt intact quand il va redevenir un téléspectateur assis et concentré, un peu plus tard dans la soirée. C’est une cible stratégique, lui. Imaginez qu’une chaîne rate son coup ! C’est déjà arrivé. L’échec du talk-show « Jusqu’ici tout va bien » a fait trembler tout l’édifice public. Peut-être l’émission faisait-elle la part trop belle à la paresse intellectuelle ? Quand ce n’est pas l’heure, ce n’est pas l’heure. Paresseux peut-être, mais ponctuel.

« Que la paresse soit une des sept péchés capitaux nous fait douter des six autres »

Dans une société où l’on valorise l’activité, le travail, la motivation, la productivité, il n’est pas très étonnant au fond que l’on me dénigre. Que l’on cherche à me fairepasser pour une traîtresse, pour l’ennemie jurée du « travailler plus », la voix de l’oisiveté, la pasionaria du désœuvrement. Cela ne me dérange pas, au contraire, ce petit côté rebelle, grain de sable dans les mécaniques bien huilées de la croissance et de la compétition. Faut-il rappeler qu’autrefois j’étais considérée comme le premier de tous les vices. On m’appelait acédie et si le classement était d’ordre alphabétique, c’est un fait, mon nom apparaissait bien en haut de la liste. Je passais même avant l’avarice. Pour le reste, ce n’est évidemment pas à moi de dire si cette réputation était bien méritée, ni ce qu’il en reste aujourd’hui. Je préfère laisser la parole à Robert Sabatier : « Que la paresse soit un des sept péchés capitaux nous fait douter des six autres » (Le Livre de la déraison souriante, Albin Michel, 1991).

Je préfère aussi voir la télé à mon image, symbole d’« un moment où l’on cesse d’être un travailleur actif », comme l’explique le professeur André Rauch. « Un temps où le salarié reprend sa liberté. » Un temps aussi où l’homme stoppe sa course effrénée contre la montre. En 1882, dans le Droit à la paresse, Paul Lafargue écrivait que la morale capitaliste « prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci ». La télévision n’existait certes pas, mais les époques ne s’en ressemblent pas moins.

« Notre époque est, dit-on, le siècle du travail ; notait ainsi dans son essai le gendre de Karl Marx, il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption. » Et si pour changer, on essayait la paresse. Avec ou sans télé d’ailleurs. « Paressons en toutes choses, clamait le peintre allemand Carl Friedrich Lessing, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant. »

 Olivier Zilbertin
  • Journaliste au Monde