#dette
1er septembre par Anouk Renaud , Giulia Simula
La dette et l’agriculture industrielle sont fortement liées. Pour comprendre cette interconnexion, il est nécessaire de revenir sur le cercle vicieux de la dette. En analysant d’abord comment la conditionnalité des prêts des institutions financières internationales (IFI) a favorisé une agriculture extractive et a renforcé la dépendance des pays du Sud. Puis, en mettant en avant la corrélation entre l’émergence d’une agriculture industrielle et l’endettement privé des paysans du Sud comme du Nord.
Comment la dette influence les politiques agricoles ?
Du système colonial…
Le système colonial a restructuré les agricultures des pays du Sud dans le but de fournir à ses métropoles les produits dont elles avaient besoin |1|. Durant cette période, l’Europe importait de ses colonies des matières premières (des épices, du sucre, du café, du coton, du caoutchouc, etc.) ainsi que des céréales afin de nourrir sa population urbaine croissante et ainsi encourager le processus d’industrialisation. Les pays du Sud ont été ainsi forcés d’établir un système agricole tourné vers les exportations |2|.
Après la décolonisation, les Etats nouvellement indépendants ont essayé d’intervenir dans l’économie et particulièrement dans l’agriculture pour mettre fin à la dépendance envers les importations étrangères. Mais très vite, l’Etat interventionniste fut taxé d’inefficacité et les anciennes structures coloniales remplacées par le mécanisme de la dette, qui fut (et est encore) fondamental pour maintenir cette relation de dépendance.
… à celui de la dette
Pendant les années 1960, les banques occidentales regorgeaient d’eurodollars (provenant principalement du Plan Marshall après la Seconde Guerre Mondiale), prêts à être investis. A partir de 1973, le choc pétrolier a entraîné une augmentation des prix du brut de 70% assurant ainsi d’importants revenus aux pays exportateurs de pétrole. L’argent issu de la vente du pétrole a été déposé dans les banques occidentales qui ont accumulé encore plus de capital grâce à ce que l’on appelle alors les pétrodollars. En raison du nombre élevé de liquidités disponibles, les taux d’intérêts ont considérablement baissé et les banques occidentales ont encouragé les pays du Sud à emprunter. Ceci constitue la part dite privée de la dette extérieure des pays du Sud |3|.
De plus, la crise du pétrole a également déclenché une récession économique en Europe, laissant les produits du Nord invendus. A ce stade, les pays du Nord ont commencé à prêter de l’argent au Sud dans l’optique de créer un marché où leurs produits pourraient être écoulés, en prétextant toutefois favoriser le développement de ces pays. Pour l’essentiel, l’argent prêté fut dépensé dans les économies des pays créanciers : « Je te prête 10 millions à bas taux, à condition que tu achètes chez moi des marchandises pour 10 millions... » |4|. Ces crédits constitueront la partie bilatérale de la dette des pays en développement.
De 4-5 % dans les années 1970, les taux d’intérêts sont passés à 16-18% à la fin de la décennie, principalement en raison de la décision unilatérale des Etats-Unis d’augmenter leurs taux d’intérêts directeurs. Comme les prêts étaient à taux variables, les pays du Sud ont dû soudainement rembourser trois fois le montant des intérêts initiaux.
Dans le même temps, les pays en développement ont dû faire face à un autre événement déterminant : la baisse des prix des matières premières et des produits agricoles qu’ils exportaient. En effet, leur spécialisation dans les produits exportables a conduit à une abondance de ces derniers sur le marché mondial et en a fait ainsi chuter les prix. De plus, en raison d’une faible demande, les exportations vers le Nord ont diminué. Les pays du Sud ayant besoin de liquidités pour rembourser leurs dettes ont compensé ce manque d’exportations avec l’augmentation de la production, ce qui a fait chuter les prix davantage |5|.
Tout au long des années 1980, le Sud s’est retrouvé dans le cercle vicieux de l’endettement et s’est avéré incapable de rembourser sa dette : la crise de la dette a commencé.
En réponse à la crise de la dette des pays du Sud, les Institutions Financières Internationales (IFI), en particulier le Fond Monétaire International (FMI), leur ont accordé de nouveaux prêts conditionnés, plus connus sous le nom de Programmes d’Ajustements Structurels (PAS). Grandement à la mode à cette époque, ces derniers ont renforcé la mise en place d’une agriculture tournée vers l’export et ont accentué cette relation de dépendance commencée durant la période coloniale. Les élites corrompues des pays du Sud ont également joué un rôle fondamental dans le maintien des politiques néocoloniales. Les dirigeants opposés à ce système de dépendance ont été renversés par des coups d’États et des guerres, alimentés en armes par le Nord.
Les mesures mises en œuvre à travers les PAS étaient marquées du sceau néolibéral : libéralisation, privatisation et recul du rôle de l’Etat. Sous chantage du FMI, les pays du Sud ont donc été forcés d’ouvrir leurs frontières ne pouvant alors plus faire face à la concurrence des denrées du Nord subventionnées et produites à grande échelle. De plus, les pays en développement ont été contraints par les PAS de mettre en place une agriculture exportatrice et intensive et de consacrer les revenus ainsi dégagés au paiement de la dette. Les PAS ont donc non seulement exacerbé la crise de la dette mais également entraîné la perte de cultures locales, d’une partie de la biodiversité ainsi que de la possibilité d’autosuffisance alimentaire pour les pays du Sud.
Étant donné que les changements économiques sont la condition pour recevoir des prêts des IFI les politiques exigées étaient principalement conçues pour faciliter la croissance du Nord et son contrôle sur le Sud.
« Tandis que présentée comme une situation gagnant-gagnant, la réalité est que la dette est déployée en tant que technologie de contrôle, puisqu’elle enfonce l’agriculture dans des rapports marchands qui réduisent et/ou éliminent l’auto-suffisance alimentaire et la sécurité alimentaire locale. » |6|
Comment les politiques agricoles favorisent l’endettement des paysans au Sud comme au Nord ?
Outre l’obligation de cultiver en priorité des denrées exportables et de s’en remettre au libre-échange agricole, les IFI ont exigé, dans le cadre des PAS, le démantèlement des diverses aides publiques aux agriculteurs. Les banques publiques proposant des taux bonifiés aux paysans ont alors été privatisées, obligeant ces derniers à recourir au secteur privé ou aux institutions de micro- finance |7|. D’autant que l’agriculture industrielle qui s’est imposée et consolidée au fil des PAS s’avère très gourmande en investissements, car elle implique l’utilisation de nombreux intrants (semences, pesticides, machines…) alimentant par conséquent la dette privée des paysans.
De Chhattisgarh…
Les chiffres sont affolants : on compte aujourd’hui 284 000 suicides de paysans Indiens, tombés dans le mirage de la « révolution verte » derrière lequel s’est profilé la spirale de l’endettement |8|. Pour certains il s’agissait de se procurer le coton génétiquement modifié Bt. Mais la culture de ces semences supposées augmenter la production a entraîné de nombreux coûts supplémentaires. Non seulement, celles-ci requéraient deux fois plus d’eau, mais de plus elles n’ont pas résisté aux maladies locales nécessitant de surcroît l’utilisation de pesticides. Enfin à l’instar de beaucoup de semences OGM du géant Monsanto, le coton Bt s’avère stérile obligeant les paysans à racheter d’une année à l’autre des semences et donc à emprunter |9|. La micro-finance fait aussi partie de ces fausses bonnes solutions auxquelles ont eu recours les paysans pour moderniser leur agriculture, puisque les taux usuriers des créanciers les ont encore un peu plus enfoncés.
Cela étant dit, les paysans Indiens et a fortiori des pays du Sud n’ont pas l’apanage de l’endettement, loin de là.
… à Plouigneau
Depuis l’après-guerre, les politiques agricoles européennes, au premier rang desquelles la PAC, ont considérablement transformé l’agriculture en favorisant l’agrandissement, la concentration et l’industrialisation des exploitations. A tel point qu’aujourd’hui en France, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par quatre ces 50 dernières années alors que leur taille moyenne, elle, a quadruplée sur cette même période. C’est 78 000 ha |10| de terres agricoles qui disparaissent chaque année et 10% des exploitants qui dorénavant possèdent 50% des terres |11|. Ces phénomènes de disparition et d’agrandissement ont pour corollaire l’augmentation du prix du foncier, si bien que l’accès à la terre se révèle être l’obstacle majeur à l’heure actuelle pour la petite paysannerie française, contrainte à s’endetter. A ce problème foncier se conjugue l’alourdissement des équipements agricoles. En effet, pour faire face à un impératif de production croissant, les paysans s’endettent pour industrialiser leurs exploitations (et compenser entre autre la perte de la main d’œuvre agricole). Or, la pression du remboursement de la dette conjuguée à la concurrence internationale et surtout à la mainmise du marché sur la production et les cours agricoles, amène les agriculteurs à produire encore plus, prenant ainsi le chemin d’une agriculture de plus en plus productiviste et étouffant la possibilité de changement du mode de production |12|. Changement d’autant plus difficile, quand on sait qu’une agriculture biologique permet difficilement de faire face à la concurrence d’une agriculture intensive du moins en termes de profits. En effet, l’agriculture industrielle repose sur une large utilisation de pesticides, quelques fois d’OGM, et aussi une surexploitation de la terre en cultivant un seul type de produit. Au contraire, la production biologique, dans le respect de la terre, des travailleurs et de l’environnement, permet un rendement plus faible et peut s’avérer au final plus chère. Aussi, si les agriculteurs « bio » ne peuvent compter sur aucune aide publique leur permettant a minima de rentrer dans leurs frais (le prix du marché s’avérant souvent plus bas que le coût de production), ils ne peuvent pas économiquement continuer dans l’agriculture soutenable.
En 2011, l’endettement moyen d’une exploitation française s’élève en moyenne à 163 700 euros contre 50 000 en 1980 |13|. La triste palme française de l’endettement agricole revient à la filière porcine bretonne avec un taux moyen d’endettement à plus de 70% des exploitations agricoles (même si ce chiffre cache de fortes disparités entre les producteurs). C’est ainsi, que les agriculteurs survivent grâce aux aides de la Politique Agricole Commune |14| (qui elle-même met en péril l’agriculture vivrière du Sud en inondant leur marchés de produits subventionnés) et comptent le taux de suicide le plus élevé parmi l’ensemble des catégories socio-professionnelles avec 400 cas chaque année.
Agrobusiness et dette : une union sacrée
Au Nord comme au Sud, la bonne santé de la filière agroalimentaire repose directement sur celles des banques privées, qui donne les capacités aux paysans d’emprunter pour acheter les produits de la première. Réciproquement, la course effrénée à la production qu’implique l’agriculture industrielle assure au secteur bancaire de nombreux débouchés. Il faut dire que l’agriculture locale n’est pas source de profit pour les grosses entreprises agroalimentaires : elle ne booste ni les exportations, ni les importations et n’utilise que très peu d’intrants. On assiste de cette manière à l’association prévisible de l’agriculture industrielle et du système dette, s’alimentant et se renforçant mutuellement. Si la dette est une caractéristique de l’agriculture productiviste et industrielle, elle devient aussi un outil puissant pour garantir son maintien en évitant l’émergence d’une agriculture biologique et durable.
En 2008, dans son rapport annuel sur le développement dans le monde, la Banque Mondialeconstatait le manque d’investissements publics des pays du Sud dans le secteur agricole ces vingt dernières années et préconisait une augmentation des dépenses publiques dans ce domaine, qui n’atteignaient alors que 4% du PIB, par exemple, en Afrique subsaharienne |15|.
Outre l’hypocrisie dont fait preuve l’institution financière en demandant des investissements supplémentaires après avoir exigé leur démantèlement, l’agriculture « au service du développement » qu’elle promeut entend laisser la part belle à une production intensive, compétitive, extractive, polluante et par conséquent destructrice de la petite paysannerie et des cultures locales.
Notes
|1| Renaud Duterme et Eric De Ruest, La dette cachée de l’économie – Le scandale planétaire, Les liens qui libèrent, 2014, p. 112
|2| Harriet Friedmann (1982), “The Political Economy of Food : The Rise and Fall of the Postwar International Food Order”, American Journal of Sociology, Vol. 88, pp. S248-S286.
|3| http://cadtm.org/La-dette-du-Tiers-Monde
|4| Ibid.
|5| Nicolas Sersiron. « L’agriculture industrielle, un dramatique extractivisme » : http://cadtm.org/L-agriculture-indu...
|6| Philip Mcmichael (2013) p. 687. Value-chain Agriculture and Debt Relations : contradictory outcomes, Third World Quarterly, 34:4, 671-690
|7| Nicolas Sersiron, op cit, p.3
|8| Ibid, p.18
|9| http://blogs.mediapart.fr/blog/mari...
|10| Soit un potager de 25m2 toutes les secondes, un stade de foot toutes les 5 minutes et l’équivalent d’un département français tous les 7 ans : http://www.bastamag.net/L-accaparem...
|11| Ibid
|12| Renaud DUTERME et Eric DE RUEST, op cit., p.116
|13| http://www.reporterre.net/spip.php?...
|14| La PAC a été mise en place en 1962 et répond initialement à cinq objectifs : accroitre la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique et en optimisant les facteurs de producteurs, assurer un niveau de vie équitable à la population agricole ; stabiliser les marchés ; garantir la sécurité des approvisionnements ; assurer les prix raisonnables aux consommateurs. Les objectifs en matière de protection de l’environnement ne sont apparus que plus tard.
|15| http://web.worldbank.org/WBSITE/EXT...