Comment observez-vous le débat qui agite les socialistes ? Est-ce l’opposition de deux gauches ?
Il y a toujours eu au PS deux projets différents : un, en rupture avec l’économie de marché, et un autre, réformiste, d’adaptation. Ce clivage était déjà visible entre Rocard et Mitterrand. Mais jusque-là, le parti a toujours été le lieu où cohabitaient les différents courants. Un ciment les unissait : l’intérêt supérieur électoral. Tous les socialistes qui ont été minoritaires au PS – Chevènement, Rocard, Dray, Mélenchon – ont toujours eu une place dans cette perspective électorale.
Le débat des deux lignes n’est pas nouveau. C’était déjà le cas en 1983 avec le tournant de la rigueur…
Oui. Il opposait déjà Mitterrand et Rocard au congrès de Metz, en 1979. Mitterrand avait réussi la synthèse en 1981. Jospin aussi, en 1997, à l’intérieur et à l’extérieur du parti, avec la gauche plurielle. Hollande, aussi, durant les années 2000, puis lors de la primaire en 2011. Il avait été désigné car perçu comme le plus central et le plus rassembleur, et celui capable d’unir tout le monde pour battre Sarkozy. Or, la clarification démontre aujourd’hui qu’il n’y a plus de synthèse possible. Ce qui pouvait motiver les socialistes à oublier que leurs projets sont incompatibles, c’est la répartition des mandats et des ressources. Les perspectives électorales du PS étant catastrophiques, ce ciment n’apparaît plus.
Quel est le risque ?
La période est inédite. On entre dans l’inconnu. Le congrès du Parti socialiste, quand il aura lieu, sera particulier. Pour la première fois, la clarification peut provoquer une césure, qui peut devenir une faille. Le risque, c’est que le parti éclate. Une partie verrait ses perspectives électorales avec les autres forces de gauche. L’autre avec le centre. Les institutions protègent l’exécutif. Cela se passera au congrès du PS. Des gens comme Montebourg ou Hamon sont dans la nature. Ils ne vont pas rester les bras croisés. Ils ont fait des motions dans le passé, ils ont joué des jeux d’appareil. Si le prochain congrès est un congrès de clarification idéologique, l’affrontement sera très dur. Les députés qui voteront les motions vont se poser tout un tas de questions.
Ailleurs en Europe, cette clarification idéologique a déjà eu lieu…
Les différences des systèmes politiques mises de côté, cette clarification a déjà eu lieu dans d’autres pays. Elle a entraîné une lourde reconfiguration en Italie. En Angleterre, avec Tony Blair, le Parti travailliste a beaucoup évolué. Ça n’a pas été une partie de campagne… Blair a clairement purgé le parti. En Allemagne aussi avec Gerhard Schröder. Mais aussi en Espagne avec Zapataro. C’est une tendance générale dans les grands partis de gouvernement socialistes. Elle a commencé après la chute du Mur. La France l’a fait à sa manière avec des allers et des retours mais il n’y avait jamais eu de clarification telle que le gouvernement la dessine aujourd’hui.
L’esprit de synthèse à vocation électorale correspondant au cadre de la Ve République a conduit à garder un certain discours de gauche, même dans les années 2000 où Hollande a su garder une espèce de flou, au nom du mitterrandisme. On le voit encore un peu dans ce gouvernement. Najat Vallaud-Belkacem et Christiane Taubira incarnent cette idée qu’il y a encore de la gauche. D’autres pays ne s’embarrassent pas de telles questions.
La politique de François Hollande a-t-elle dérivé à droite depuis deux ans ?
Durant la campagne, il y avait à travers le discours du Bourget l’idée qu’on peut tenir les deux bouts. Sincère ou pas, peu importe. Il y avait l’idée d’une réforme bancaire, d’une réforme fiscale, mais dans le respect du cadre européen. Cela a permis de rassembler et de gagner.
Puis l’exercice du pouvoir contraint à des choix qui favorisent un côté ou l’autre. Il n’y a pas de droitisation. Hollande a simplement favorisé une orientation au détriment de l’autre. Il a longtemps prétendu tenir les deux bouts, mais à un moment donné, pour des raisons politiques, il s’est mis d’accord avec le Medef et a lancé le «pacte de responsabilité». Avec cet ensemble de décisions, son cap est clair. Cela va à rebours de toutes les habitudes de la gauche. Il pouvait le faire en prétendant que non. Il y a d’ailleurs des tentatives pour dire que les impôts pour les plus modestes vont baisser.
En clarifiant son cap, Hollande assume de manière très nette une orientation qui existe déjà depuis longtemps dans l’histoire longue du socialisme français. Bérégovoy avait accompagné dans les années 80 la dérégulation financière. Jospin a beaucoup privatisé. La gauche est allée beaucoup dans ce sens-là. Cette fois, c’est assumé. Mais Mitterrand, avec Rocard, avait fait le RMI. Jospin a fait les 35 heures. Avec Hollande, il manque l’autre bout. C’est ce que demandent les frondeurs. En face, il n’y a rien. La seule mesure symbolique, c’est le mariage pour tous.
Entretien publié dans Libération le 27 août 2014.
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