Puissant! C’est le mot qui m’est venu aux lèvres en refermant Le cri des oiseaux fous de Dany Laferrière. Et d’une telle densité!
L’action se passe à Port-au-Prince, sous la dictature de Baby Doc. Gasner, l’ami et collègue de Vieux Os, a été retrouvé sur une plage, le crâne fracassé. La nouvelle claque comme un coup de feu dans la tête de ses amis et de la population. Les chacals rodent. Tous se terrent. Vieux Os (le surnom du narrateur qui n’est âgé que de 23 ans), est prévenu qu’il est le prochain sur la liste et qu’il doit fuir sans retourner chez lui. Sa mère a fait jouer ses relations pour lui obtenir un passeport et un billet d’avion. Destination l’inconnu, le froid, « Montréal que ne [l]’attend pas. »
Le jeune homme occupe sa dernière nuit à revisiter les lieux et les gens qui comptent. Il veut « engranger le plus de sensations, d’émotions et d’images possible pour les transporter avec [lui] ».
Nous le suivons donc, de place en place, et c’est une fresque foisonnante, peuplée d’une galerie de personnages, qui se dessine. Durant ces quelques heures d’errance, il nous donnera à humer les effluves de l’amitié, de l’amour, du désir. Il nous parlera de cinéma, de théâtre, de musique. Il nous présentera Lisa, son grand amour, Dolorès, la bombe sexuelle, sa mère, patiente et silencieuse, ses amis, des battants, son père qu’il a si peu connu, sa grand-mère qui l’a élevé, et d’autres encore.
Tout au long de ses déplacements et de ses rencontres plane le sentiment d’un danger imminent. Le même qui accable les habitants de cette ville, terrorisés par les tontons macoutes, les sbires sanguinaires du dictateur. La réflexion sur le visage polymorphe de la dictature et de son corollaire, la résistance, traverse le récit. La dictature dont le principal danger est moins la mort physique que la dépossession de soi, alimentée par la peur, la faim, le manque de tout qui nourrit la corruption. Le narrateur illustre d’ailleurs par une métaphore saisissante les retranchements dans lesquels est poussé l’homme cerné par des bêtes que le sang excite. Attaqué en pleine nuit par une meute de chiens, Vieux Os, sachant la fuite inutile, se met à quatre pattes en plein carrefour. Un automobiliste, qui arrive sur les entre faits et le sauve d’un assaut imminent, s’étonne de la position dans laquelle il l’a trouvé. Vieux Os explique : « On dit qu’à Rome, il faut faire comme les Romains. J’ai pensé alors que, chez les chiens, il fallait faire comme les chiens. »
La défiance constitue un autre dommage collatéral de la terreur sourde qui mine le pays. On ne peut faire confiance à personne. Même à ses meilleurs amis, à qui Vieux Os ne peut révéler qu’il fuira au petit matin, le lestant d’un poids de trahison et de honte. « Le danger vient de partout dans cette ville. »
Cette dernière nuit de Vieux Os dans Port-au-Prince est narrée en entremêlant les réflexions, les idées, les émotions, les atmosphères. C’est plein, c’est riche, c’est beau. Quant à la question de savoir s’il s’agit d’un roman, d’un récit ou d’une autofiction, je m’en remets à l’explication que Laferrière en donnait récemment, à l’occasion d’une interview, aux Correspondances d’Eastman. Tous ses récits sont des romans, car même s’il a personnellement vécu les principaux faits rapportés et même si les personnages portent leur véritable nom, le « je » du récit n’est pas l’auteur lui-même, mais un personnage plus grand que lui. Il est pas important de savoir si Dany Laferrière a vécu tel ou tel événement. Quelqu’un l’a vécu, car telle est la vie en Haïti, tel est la vie des hommes.
Le cri des oiseaux fous raconte la fuite de Port-au-Prince et se conclut par la mort du père inconnu, à New York. L’énigme du retour nous reprend là ou le précédent nous avait laissés et nous ramène quelque dix ans plus tard, pour un autre pèlerinage, sur les mêmes lieux. Deux grands moments de lecture!
Ce roman, paru en 2000 chez Lanctôt, a été réédité en 2010 dans la collection Boréal Compact.
Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous, Boréal, 2010, 348 pages.