Par arrêt n°376504 du 30 juin 2014, rendu aux conclusions du Rapporteur public Bertrand Dacosta, le Conseil d'Etat, saisi d'un pourvoi contre une ordonnance de référé précontractuel portant annulation d'une procédure de passation d'un marché public de travaux a jugé que "le choix d'une offre irrégulière" par le pouvoir adjudicateur peut justifier l'annulation dudit marché par le Juge du référé précontractuel. Une décision qui témoigne de l'étendue du contrôle réalisé par le Juge administratif du référé précontractuel et de la spécificité de cette procédure.
Dans cette affaire, le Conseil d'Etat avait été saisi d'un pourvoi tendant à l'annulation d'une ordonnance rendu par le Juge des référés (précontractuels) du Tribunal administratif, le 3 mars 2014. Ce dernier avait en effet annulé la procédure engagée par une communauté urbaine en vue de l'attribution du lot n° 2 du marché public de travaux de construction d'une école.
La société auteur du pourvoi était celle retenue par le pouvoir adjudicateur. Elle reprochait à l'ordonnance d'avoir fait droit au référé précontractuel du candidat évincé et d'avoir annulé la procédure de passation du marché public de travaux.
En premier lieu, le Conseil d'Etat précise la portée des dispositions de l'article L.551-1 du code de justice administrative relatif à la procédure du référé précontractuel :
"3. Considérant qu'en vertu des dispositions précitées de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles susceptibles d'être lésées par de tels manquements ; qu'il appartient dès lors au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ; que le choix d'une offre irrégulière est susceptible d'avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement, à moins qu'il résulte de l'instruction que le pouvoir adjudicateur a écarté la candidature ou, sans la classer, l'offre de ce candidat pour des motifs étrangers à ce manquement ou qu'il était tenu de le faire"
Aux termes de ce considérant important, "le choix d'une offre irrégulière" peut justifier l'annulation en référé d'un procédure de passation d'un marché public lorsque les conditions suivantes sont réunies :
- ce choix "est susceptible d'avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement"
- le pouvoir adjudicateur a écarté la candidature ou, sans la classer, l'offre du candidat invoquant ce manquement pour un motif qui n'est pas étranger audit manquement.
Ainsi, le contrôle, par le Juge des référés des "manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence" comprend bien, à ces conditions, le contrôle du caractère régulier de l'offre retenue, à la demande du candidat dont la candidature ou l'offre a été écartée.
En deuxième lieu, le Conseil d'Etat annule l'ordonnance attaquée devant lui au motif que le Juge de première instance a commis une erreur de droit. C'est en effet de manière infondée que ce dernier a écarté un moyen en défense tiré de ce que la société qui demandait l'annulation de la procédure de passation du marché public n'était pas susceptible d'être lésée par les manquements qu'elle invoquait, et ce, selon la société évincée, en raison de l'irrecevabilité de sa candidature.
"4. Considérant que, pour écarter le moyen opposé en défense à la demande de la société L., tiré de ce qu'elle n'était pas susceptible d'être lésée par les manquements qu'elle invoquait en raison de l'irrecevabilité de sa candidature, le juge des référés précontractuels a notamment énoncé qu'il résultait des éléments complémentaires sur les réalisations de la société L. produits à l'instance que l'intéressée justifiait disposer des capacités techniques et des garanties professionnelles suffisantes pour exécuter les travaux demandés ; qu'en prenant ainsi en considération des références ne figurant pas dans le dossier présenté par la société L. avant la date limite de dépôt des candidatures et des offres pour apprécier si la candidature de cette société était recevable, le juge des référés précontractuels a commis une erreur de droit ; que, par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, son ordonnance doit être annulée en tant qu'elle a annulé la procédure de passation du lot litigieux et enjoint à la communauté urbaine de N., si elle entendait poursuivre le projet, de reprendre intégralement la procédure "
L'ordonnance entreprise devant lui étant irrégulière, le Conseil d'Etat statue directement sur les conclusions à fin d'annulation de la procédure de passation du marché, présentées devant le Juge des référés du Tribunal administratif de Nantes. Il procèdera cependant à son tour mais pour d'autres motifs à l'annulation de ladite procédure.
En troisième lieu, le Conseil d'Etat écarté à son tour le moyen tiré de ce que la société évincée n'était pas susceptible d'être lésée par le manquement qu'elle invoquait, mais au terme d'un raisonnement différent de celui du premier juge (considérants 7 à 10).
En quatrième lieu, le Conseil d'Etat va annuler la procédure de passation du marché.
De première part, le Conseil d'Etat juge que le pouvoir adjudicateur n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation dans l'allotissement du marché
"11. Considérant, en premier lieu, que si la société L. soutient que la communauté urbaine de N. a méconnu les dispositions de l'article 10 du code des marchés publics, relatif à l'allotissement des marchés, en fusionnant les lots n° 2 et n° 3 du marché de construction de l'école supérieure des beaux-arts de N. à la suite du caractère infructueux d'une première procédure de passation, il ne résulte pas de l'instruction que le pouvoir adjudicateur, qui dispose d'une liberté de choix dans la définition du nombre et de la consistance des lots, ait commis une erreur manifeste d'appréciation en fusionnant des lots prévoyant tous deux des travaux sur la charpente métallique du bâtiment ;"
De deuxième part, le Conseil d'Etat juge que le droit à l'information du candidat écarté (articles 80 et 83 du code des marchés publics) n'a pas été méconnu :
"12. Considérant, en deuxième lieu, que les informations qui doivent être délivrées aux candidats écartés, en application des articles 80 et 83 du code des marchés publics, ont notamment pour objet de leur permettre de contester utilement le rejet qui leur est opposé devant le juge du référé précontractuel saisi en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative ; que, par suite, l'absence de respect de ces dispositions constitue un manquement aux obligations de transparence et de mise en concurrence ; que, cependant, un tel manquement n'est plus constitué si l'ensemble des informations mentionnées aux articles 80 et 83 a été communiqué au candidat évincé à la date à laquelle le juge du référé précontractuel statue et si le délai qui s'est écoulé entre cette communication et la date à laquelle le juge des référés statue a été suffisant pour permettre à ce candidat de contester utilement son éviction ; qu'il résulte de l'instruction que la société L. a bénéficié, en tout état de cause, des informations mentionnées aux articles 80 et 83 dans des conditions lui permettant de contester utilement son éviction devant le juge du référé précontractuel ; qu'aucun manquement à ses obligations de publicité et de mise en concurrence ne peut par suite être reproché à ce titre à la communauté urbaine de N. "
La liste exacte des informations qui doivent être fournies au candidat évincé, avant la date à laquelle le Juge des référés précontractuels statue fait l'objet d'un contentieux abondant sur lequel je reviendrai prochainement, ayant été moi-même récemment confronté à cette question assez épineuse devant le Juge des référés précontractuels. Au cas présent, le Conseil d'Etat n'apporte pas de précision nouvelle quant à la liste de ces informations.
En quatrième lieu, le Conseil d'Etat contrôle le caractère régulier de l'offre retenue au regard des dispositions de l'article 50 du code des marchés publics qui autorise un candidat à présenter une variante :
"14. Considérant qu'il résulte de l'instruction que la société E. a présenté une variante prévoyant la dépose de la totalité de la charpente métallique existante en sa partie supérieure d'un mètre aux ponts roulants et son remplacement par une charpente métallique neuve d'aspect identique ; qu'une telle offre va à l'encontre de l'objet même du marché tel qu'il a été défini par la communauté urbaine de N. et des conditions essentielles d'exécution prévues par le cahier des clauses techniques particulières, notamment ses articles 1.1 et 1.8.4.6 ; qu'elle ne peut en conséquence constituer une variante recevable au regard des exigences du dossier de consultation ; qu'en retenant l'offre de la société E., la communauté urbaine de N. a ainsi méconnu les exigences de l'article 50 du code des marchés publics ; que ce vice affecte la régularité de la procédure à compter de l'examen des offres".
Le pouvoir adjudicateur a donc retenu une offre irrégulière et a écarté une offre qu'il n'était pas "tenu" d'écarter. Par voie de conséquence, la procédure est annulée :
15. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la société L., qui est susceptible d'avoir été lésée par ce manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence commis par la communauté urbaine de N., est, par suite, fondée à demander l'annulation de la procédure de passation du lot n° 2 " fondations / gros oeuvre / charpente métallique " du marché de construction de l'école supérieure des beaux-arts de N. à compter de l'examen des offres, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres manquements qu'elle invoque et susceptibles de justifier une annulation au même stade de la procédure".
Cette décision est donc intéressante en ce qu'elle témoigne de l'étendue du contrôle par le juge du référé précontractuel du "manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence" invoqués devant lui par un candidat évincé. Elle témoigne également de l'obligation de plus en plus pressante pour le pouvoir adjudicateur de motiver précisément sa décision de rejet d'une candidature ou d'une offre ainsi que sa décision d'attribution du marché. Certes, cette jurisprudence correspond sans doute à la défense des droits des candidats évincés. Le débat est cependant ouvert sur le point de savoir si elle n'alourdit pas également la tâche des pouvoirs adjudicateurs, déjà confrontés à un risque d'annulation d'ores et déjà assez élevé.
Arnaud Gossement
Selarl Gossement avocats