« comme si on pouvait vivre plus dès qu’on se trouve dans l’espace de l’art » (L.D.)
Quel est cet homme -josé tomás- dont le nom donne son titre au magnifique livre de Ludovic Degroote récemment paru aux éditions Unes ? De cet homme le poète dit d’emblée que son « immobilité volontaire » calculée, relevant d’un geste artistique, le place « dans la possibilité de sa mort ». « il se tient toujours à sa place, l’unique place : plus près il meurt, plus loin il rate ». La belle vignette de couverture de Claude Viallat fournit un indice tauromachique. José Tomás est en effet un toréro qui « à nîmes le seize septembre deux mille douze, seul contre six toros de six ganaderias différentes » a atteint « un degré de perfection hors du commun ». L. Degroote dit l’émotion et la fascination que lui ont procurées ce jour-là les gestes infimes de José Tomás, gradués entre le près et le proche, adaptés à chaque instant, combinés avec beauté et humilité, clarté et silence. « il pivote autour d’un pied et il est en place : il pivote : la vie s’enclenche (…) il va jusqu’au bout de son corps, donnant l’impression qu’il se continue au-delà de lui-même ». Dans l’oubli et l’abandon de soi pour être, avec exigence, « pleinement soi », cet homme « ne réclame rien : il est dans son travail, et n’en sort pas tant qu’il n’est pas accompli ». Son travail est de se rendre disponible « avec modestie et humilité (…) pour ce que le toro et lui peuvent se révéler et se donner l’un à l’autre et l’un par l’autre » dans une « sorte d’aimantation naturelle » oublieuse de ce qui les entoure.
Contrairement à Michel Leiris qui considérait « la littérature comme une tauromachie », il ne s’agit pas pour L. Degroote d’« appliquer la tauromachie à la poésie ». Nouant beauté et péril, le torero risque la mort. Pas le poète pour qui cependant l’engagement dans le poème est vital. Mais la manière unique de José Tomás lui semble « exprimer en creux l’exigence de l’écriture poétique ». josé tomás n’est ni un essai ni un roman tauromachique -« les six toros sortent du cadre du récit ». Sa forme globale, qui varie rapidement d’un plan à l’autre (réflexif, narratif, descriptif), est celle d’une méditation à la fois fragmentée et discontinue, flottante et coulée, dont les notes, d’une à dix lignes au plus, ne cessent de nouer et dénouer les expériences artistiques singulières de la tauromachie tomasienne et de l’écriture poétique. L’écriture de ces notes méditatives, qui ont chacune -comme les passes- leur propre autonomie tout en s’enchaînant sans contrainte les unes aux autres, s’accorde parfaitement à la « manière » de José Tomás : sans ostentation ni affectation, sans rhétorique ni grandiloquence, sans majuscule ni point, mais largement ponctuée, serrée, laconique, mobile, ouverte, suspendue, rythmée.
Ludovic Degroote admire la capacité de José Tomás à enchaîner de façon « magnifique » (c’est-à-dire « unique et nécessaire », puissante et claire) le geste au suivant, et le suivant à la série, ainsi que sa disponibilité à l’accident qui en créant un angle ouvre une inattendue possibilité. « le lien : continûment coulant, lié, fluide – dans les pieds comme dans les mains ; il ne s’enferme jamais, ni dans un geste ni dans une série, ni ne se laisse enfermer par quoi que ce soit : il varie sans cesse ». L’intelligence rythmique, conjuguant technique et puissance, que possède José Tomás dans l’enchaînement précis de ses passes comme dans l’improvisation de ses déviations, fait venir à l’esprit de L. Degroote des tableaux, des pièces musicales ou encore des poèmes « hors du commun » (ceux de Baudelaire notamment), c’est-à-dire au comble de la beauté. Ralentissant le temps -celui qui tue-, le splendide rythme tauromachique renvoie le poète au temple de l’écriture -rare puisque c’est « la perfection absolue »- qui fait de « chaque vers et de chaque série de vers un moment unique, sans qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre ». En somme, le poète va et vient du poignet au pied, du pied au pas, du pas à la passe, de la passe à l’espace du vers et au passage d’un vers à l’autre, selon une manière qui est bien la sienne. Pas à pas, toujours prêt à chuter, jouant, comme avec une muleta, de brisures et de courbes dans une vitesse ralentie.
Ludovic Degroote aimerait atteindre et tenir ensemble dans son écriture le déploiement de l’immobilité et la polyrythmie du torero en préparant « la solitude » du mot. Seul face à lui-même, l’auteur de Ciels ou encore du Début des pieds et de Plomb mobile du plomb se demande comment conférer un poids isolé à chaque mot tout en le dégageant de cet isolement « à l’instant de sa sortie afin de le lier à un autre mot auquel il faudrait donner son poids à son tour isolé ». Au détour d’une note humoristique : « je regarde ses pieds et je pense à mes vers », la question se pose de savoir sur quel pied faire danser le plomb des lettres, des mots et des vers de façon à laisser se manifester la profondeur et le ciel d’un langage toujours dénoué, renoué, toujours ressaisi. Écrire, comme toréer, ce serait alors « tenir la distance » entre précision mesurée et improvisation rythmique, et non glisser, par facilité, « hors du nécessaire à quoi le poème doit se maintenir ».
Sans aucun tour de passe-passe facile, une des notes ou disons des passes, qui terminent sans la clôturer la vivace, fluide & profonde méditation de Ludovic Degroote, vaut pour tous les arts. « josé tomás s’expose dans chaque geste autant que dans l’ensemble de la faena (…) : ce qu’il expose c’est son corps, mais aussi son art, dans l’intuition et le calcul qui lui permettent de le hisser au niveau de ce qu’il est, et dans la modestie qui, en lui demandant de s’effacer derrière ce geste, libère l’intuition et le calcul : c’est alors qu’avec son corps et son art, il expose simplement ce qu’il est ». Tout geste artistique formel serait au fond une manière d’être, dans l’acte et non dans le paraître, ou plutôt une forma de ser comme on dit en espagnol, une forme d’être qui, cœur & corps à nu, s’expose non sans péril dans ses solitudes.
[Isabelle Maunet-Salliet]
Ludovic Degroote, josé tomás, éditions Unes, 2014.