Luc Ferry embourbé dans l’outrenoir de Pierre Soulages

Publié le 27 août 2014 par Savatier

S’il est bien, dans le domaine de l’Art, un débat moins enrichissant que stérile c’est l’agaçante querelle des anciens et des modernes. Périodiquement, celle-ci renaît, à l’initiative d’un critique passéiste ou d’un « intellectuel » qui, par définition en France, se croit obligé d’avoir un avis sur tout et, pour reprendre un mot cruel, « surtout un avis ». Le phénomène n’est pas nouveau ; au XIXe siècle, Champfleury écrivait déjà à George Sand, au sujet de ceux qui pourfendaient le Réalisme :

« Mais vous savez mieux que personne, madame, quelle singulière ville est Paris en fait d’opinions et de discussions. Le pays le plus intelligent de l’Europe renferme nécessairement le plus d’incapacités, de demi, de tiers et de quart d’intelligence ; doit-on même profaner ce beau nom pour en habiller ces pauvres bavards, ces niais raisonneurs, ces malheureux vivant des gazettes, ces curieux qui se glissent partout, ces impertinents qu’on tremble de voir parler, ces écrivassiers à tant la ligne qui se sont jetés dans les lettres par misère ou par paresse, enfin, cette tourbe de gens inutiles qui juge, raisonne, applaudit, contredit, loue, flatte, critique sans conviction, qui n’est pas la foule et qui se dit la foule. »

Or, cette querelle vient d'être ranimée par Luc Ferry qui publia dans Le Figaro du 24 juillet dernier un papier intitulé « Soulages et l’art contemporain : de l’humour au pompeux ».

Dès les premières phrases, le ton était donné : « Soulages est-il vraiment le maître du noir ? Et pourquoi pas du bleu, du vert ou du rouge ? » Au-delà de la plaisanterie, trop facile pour traduire une réelle dérision, c’est tout un courant bien pensant, déjà fortement établi au cours du XIXe siècle, qui s’exprime, ce courant conservateur qui combattit le Romantisme en fustigeant Delacroix et inventa - tout à fait involontairement car l’intention se voulait sarcastique et destructrice - les noms des grands mouvements de la modernité : Réalisme, Impressionisme (Louis Leroy, 1874), Fauvisme (Louis Vauxcelles, 1905) ou Cubisme (encore Louis Vauxcelles, 1908).

Les arguments avancés varient peu d’un siècle à l’autre pour discréditer l’art qui se crée et se développe en rupture avec un passé plus ou moins proche ; ils sont le plus souvent déclinés sur le thème de la nostalgie d’un « jadis » idéalisé opposé à l’imposture présumée du présent. Les artistes sont ainsi régulièrement incriminés de détruire la notion même de beauté et de se livrer à une supercherie dans un but mercantile - le couplet visant à déplorer le goût dépravé d’amateurs qui ne céderaient qu’au snobisme ne manque en outre pratiquement jamais à ce réquisitoire.

Luc Ferry respecte ici la loi du genre lorsqu’il écrit : « ces œuvres conceptuelles [sic] laissent de marbre tous ceux qui aiment encore le sens et la beauté », « la vraie question est de savoir comment ce qui relevait de la plaisanterie a pu, dans l’océan d’inculture où baigne le monde actuel, se faire passer pour œuvre d’art ». Si l’on excepte l’épithète « conceptuelles », si peu appropriée d'ailleurs, ces lignes n’auraient pas été incongrues sous la plume de Gustave Planche, de Louis Veuillot ou de Bathild Bouniol, aux riches heures de la Monarchie de Juillet ou du Second Empire qui virent le triomphe d’une petite bourgeoisie attachée à l’académisme pictural.

Que Luc Ferry n'aime pas les toiles de Pierre Soulages, voilà qui est son droit le plus strict, mais sa démonstration - fort courte - n’est guère argumentée : Klein, Malevitch et Soulages se seraient livrés à un recyclage, « dans un registre pontifiant », des monochromes proposés par Paul Bilhaud et Alphonse Allais dans les années 1880 - une plaisanterie bien dans l’esprit farceur du Chat noir... Cette interprétation s'oppose à l'Histoire, car il est bien établi que les créations de ces deux adeptes de l'esprit «Fumiste», dont le but avoué était d'instiller une touche de dérision dans une époque qui en manquait beaucoup, n'exercèrent aucune influence sur l'art abstrait, lequel ne prit corps que vers 1910 à l'initiative, notamment, de Kandinsky et reposait sur une démarche hautement intellectuelle, voire spirituelle. Pour tout observateur objectif, entre Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge, effet d'aurore boréale (Alphonse Allais, 1884) et le Carré blanc sur fond blanc (Malevitch, 1918) ou les toiles de Pierre Soulages, dans lesquelles le travail complexe de la lumière joue un rôle capital, résident des différences fondamentales, que les écrits et les entretiens de ces artistes permettent de comprendre.

Par ailleurs, ramener la production de ceux-ci aux seuls monochromes se révèle très réducteur et ne rend en aucun cas compte de l’ensemble de leur œuvre - l'outrenoir de Soulages est l'aboutissement d'une longue recherche. Enfin, on s’étonnera qu’il ne soit ici fait aucune mention du plasticien le plus subversif du XXe siècle, Marcel Duchamp - un nom qu’avait déjà oublié Jean Carzou dans son discours de réception à l’Académie des Beaux-Arts, dans lequel il accusait Cézanne et Picasso d’avoir ouvert la voie à une « liquidation » de l’art - comme si les seuls monochromes (qui n’en sont pas vraiment) devaient siéger au banc des accusés.

Plus qu’une haine de l’art lui-même, c’est une haine des évolutions, des recherches plastiques, des mouvements nouveaux que traduisent ces philippiques aux relents populistes (il y est question, non sans mépris, du «bon peuple»). Seraient-elles étayées par des éléments esthétique solides, il y aurait matière à débat ; malheureusement, les arguments simplistes avancés ne le permettent guère.

Ainsi, lorsque Luc Ferry s’attaque au prix qu’atteignent les œuvres contemporaines sur le marché et ajoute « comme si l'argent était désormais le seul et unique critère du temps présent, nulle dimension de la vie humaine n’échappant plus à la logique impériale de la marchandisation » ou note que « la logique mercantile [...] sous-tend désormais sans faille le commerce des œuvres » - logique impliquant « grands banquiers, bobos ou capitaines d’industrie » - il feint d’ignorer ce que nous apprend l’Histoire de l’art.

Car ces remarques, qui peuvent facilement atteindre leur objectif en ces temps de crise et d’argent-roi, ne soulignent aucun travers spécifique à notre temps. Le marché de l’art a en effet toujours été soumis à la notion de prix et il est constant que les créateurs eux-mêmes (Dürer, Cranach, Rubens, Chardin, Courbet...) s’attachaient activement à faire grimper leur cote. Il suffit de lire l’essai très documenté de Judith Benhamou-Huet, Les Artistes ont toujours aimé l’argent (dont il fut question dans ces colonnes) pour en trouver la preuve. Quant aux capitaines d’industrie et aux banquiers, si certains se substituèrent progressivement, depuis la Renaissance, à l’Eglise et aux souverains dans le rôle de mécène, beaucoup d’autres, en particulier au XIXe siècle, considéraient déjà qu’un tableau judicieusement choisi pouvait constituer un placement tout aussi (voire plus) rentable qu’un portefeuille d’actions des chemins de fer.

L’exemple du conflit qui opposa Gustave Courbet à l’agent de change Aimé Honoré Lepel-Cointet au sujet d’une toile (Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie) nous éclaire à cet égard. Selon une lettre du peintre à son avocat du 29 mars 1867, le financier tenta en effet, le lendemain de l’achat de ce tableau, de le revendre au diplomate Khalil Bey avec une plus-value de plus de 50% ! Cette fièvre touchait des couches plus modestes de la société et l’on pourrait ainsi évoquer, à la même époque, les toiles que des marchands spécialisés louaient fort cher aux bourgeois parvenus désireux de jouer à l’amateur d’art pour éblouir leurs convives le temps d’un dîner...

Il n’y a donc rien de nouveau sous notre soleil contemporain et Luc Ferry, qui avoue apprécier Gerhard Richter, s'il omet d'évoquer cette question embarrassante pour son propos, n'ignore pas les prix qu'atteignent les œuvres de cet artiste, lesquels ne sont pas inférieurs à la cote de Pierre Soulages. Il s'embourbe donc dans une logique qui n'en est pas une. Mais on peut imaginer les effets dévastateurs que ce courant de pensée nostalgique peut produire sur une partie du public qui hésite encore à pousser les portes d’un musée. Plutôt que de propager la rumeur que l’art contemporain reposerait sur la supercherie et qu’il n’y aurait rien à y comprendre, aucune émotion à ressentir, il serait utile d'encourager davantage une vraie pédagogie de l’art tout au long du cursus scolaire, afin que chacun puisse aborder une œuvre (fut-elle monochrome) sans timidité ni prévention.

Dans cette querelle des anciens et des modernes, l’Histoire nous montre que les premiers ne l’emportent jamais. Avec le recul du temps, lorsqu’ils ne suscitent pas le rire, ils sombrent dans l’oubli. Delacroix, Courbet, Monet, Cézanne, Matisse continuent d’attirer le public dans les musées et les expositions, mais qui a retenu les noms de Bouniol, Leroy ou Vauxcelles, ceux-là mêmes qui les vouaient aux gémonies ? Et il y a fort à parier que, dans un ou deux siècles, un public renouvelé se pressera pour ressentir d’autres émotions devant les œuvres d’Yves Klein, de Malevitch et de Soulages.

Illustrations : Alphonse Allais, Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge, effet d'aurore boréale, 1884 - Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918, Museum of Modern Art, New York.