Tobie Nathan: «Il faut toujours être au moins trois pour obtenir une passion amoureuse»
INTERVIEW. Le coup de foudre serait-il un fantasme ? Pour Tobie Nathan, la magie amoureuse n’opère pas sans recettes. De Notre-Dame-de-Paris à la Mésopotamie, l’ethnopsychiatre dévoile les sortilèges.
RECUEILLI PAR CÉCILE DAUMAS ET ANASTASIA VÉCRIN
L’amour se vit principalement en couple. Conformisme social ou cadre immémorial de la vie à deux ? Durant un mois, Libération explore les liens ombrageux entre amour, érotisme et sexualité. Ce week-end, Tobie Nathan, ou la fabrication de la passion amoureuse.Qui n’a jamais rêvé de connaître la recette d’un philtre d’amour digne de Tristan et Iseult pour provoquer le sentiment amoureux chez l’être convoité ? Un fantasme qui, selon Tobie Nathan, professeur de psychologie à l’université Paris-VIII, revêt une réalité concrète.
Dessin Yann Legendre
Dans Philtre d’amour(1), l’ethnopsychiatre s’appuie sur des pratiques ancestrales, objets magiques, prières, rites pour démontrer que la passion amoureuse peut être déclenchée et qu’encore aujourd’hui, elle résulte d’une intention. Elle ne doit rien au hasard, estime Tobie Nathan, alors que toute notre conception du couple repose sur la croyance du coup du foudre, de la «spontanéité du sentiment amoureux».
Qu’est-ce qui différencie la passion de l’amour, notamment conjugal ?
La passion, ce n’est pas l’amour. D’ailleurs, les Grecs avaient deux mots distincts. Philiasignifie l’amour raisonnable – comme l’amour conjugal – ou l’amitié, tandis qu’Eros désigne le désir, la passion amoureuse. Platon la caractérisait par le manque. Observation exacte, mais insuffisante. Il s’agit d’une exacerbation du manque – dans la passion, l’autre me manque quand il n’est pas là, il me manque quand il est là, car il n’y est jamais suffisamment ; dans la relation sexuelle, et même au moment de l’orgasme, il me manque encore. Recherche d’une fusion impossible, pulsion à offrir à l’autre tout votre espace intérieur – la passion amoureuse est une folie. La seconde caractéristique est qu’elle produit du changement, un bouleversement radical, et ce mouvement n’est pas maîtrisable. Elle existe dans toutes les sociétés et, partout, on a remarqué sa capacité à produire des métamorphoses. C’est sans doute pourquoi, depuis toujours et partout, on a cherché à la déclencher.
Notre conception du couple, nos lois du mariage, les récits qui encadrent notre imaginaire et ceux qui envahissent nos écrans reposent sur le postulat d’une spontanéité du sentiment amoureux. C’est même cet axiome qui constitue l’individu, particule élémentaire de nos sociétés modernes. Il m’a néanmoins semblé intéressant de regarder l’amour d’une autre façon, comme un état déclenché délibérément par un tiers. Sitôt qu’on perçoit les choses ainsi, on obtient une conception plus complexe et plus riche de l’amour, qui devient l’une des figures majeures des procédures d’influence. Il faut alors voir l’amour qu’éprouve l’un comme le résultat du travail d’un autre.
Nous acceptons volontiers d’être assaillis par des dispositifs d’influence pour acheter de la lessive ou une voiture. Dans notre vie quotidienne, on admet la force de cette influence et la difficulté à nous y soustraire – mais pas pour l’amour !
On dirait que vous parlez de forces occultes, d’influences ésotériques…
Ce ne sont pas des influences ésotériques, ce sont des volontés de personnes bien réelles qui souhaitent obtenir quelque chose ! Les situations sont beaucoup plus fluides qu’autrefois, les passions amoureuses se déclenchent dans des réseaux d’amitié. Faire rencontrer l’ami de l’ami, manigancer un rendez-vous, ces techniques marchent, vous le savez. On arrange des dîners ; on sait qu’on tombe facilement amoureux lors des mariages. A l’origine de la rencontre, il y a quelqu’un qui a désiré mettre les deux personnes en présence. Voilà un exemple simple où l’on voit que la passion amoureuse a été fabriquée en amont. Manier la passion amoureuse, c’est comme jouer avec de la dynamite. Car, si on laisse faire les choses, les gens se marient le plus souvent dans le même milieu, avec le voisin, le copain de fac, l’ami du frère ou de la sœur… C’est de la dynamite donc, car la passion métamorphose les personnes, leur tourne la tête et peut les conduire à faire n’importe quoi.
Vous avez deux espaces de métamorphose : l’un, qui se manifeste le jour, c’est la passion amoureuse ; l’autre, qui se manifeste la nuit, et c’est le rêve ! Dans ces deux espaces survient de l’inattendu, des événements que le sujet ne comprend pas, ne maîtrise pas et auxquels il ne peut se soustraire. Le rêveur, comme tout le monde le sait, ne peut que subir. Dans la passion, souvent la personne veut maîtriser ses sentiments, mais n’y parvient pas. C’est pour cette raison que, depuis l’Antiquité, on a repéré ces deux espaces comme les lieux de l’influence…
Depuis l’Antiquité, les hommes tenteraient donc de déclencher la passion…
On a toujours cherché à déclencher la passion amoureuse. Je ne dis pas qu’elle est à tous les coups le fruit d’une manipulation mais, depuis l’Antiquité, des techniques ont été mises au point pour arriver à ce résultat. Et cette technologie, élaborée au temps de la Mésopotamie entre 3000 et 5000 ans avant Jésus-Christ, voit ses principes perdurer de nos jours !
Prenez un autre exemple, qui pourra vous paraître lointain, mais qui est en vérité parent. De l’Afrique aux Caraïbes, en Haïti, en Amérique du Sud, on organise des rituels de possession. Là, des personnes entrent en transe – il y a bien sûr la musique, les couleurs, les odeurs, la nuit… mais cette rencontre entre l’humain et l’esprit qui va le posséder, eh bien observez-la, c’est le modèle même de la passion amoureuse. Bien avant notre modèle du type Roméo et Juliette, on a des descriptions très fines de la rencontre entre un être humain et un non-humain ! L’humain offre sa voix, son corps, son intelligence et son sexe à l’esprit – au moins le temps du rite.
Peut-on retranscrire ces rites dans nos sociétés ?
La modernité n’a pas arrêté ces rites, elle les a, au contraire, multipliés. Nous pouvons affirmer sans réserve que la passion est un rituel de possession sans Dieu, sans divinités. Là, on n’est pas possédé par un esprit mais par un autre être humain. C’est toujours un rituel, mais rendu acceptable dans des mondes sans dieux. La passion est toujours une relation avec un inconnu ! C’est se laisser envahir par quelqu’un dont on ne sait rien, une espèce de plongée à l’aveugle. Exactement le contraire de ce proposent les réseaux sociaux et les sites de rencontres, qui vous promettent d’aimer en connaissance de cause.
Qui déclenche la passion amoureuse ?
Soit un amoureux épris en secret d’une personne et qui va voir un intermédiaire… ou bien des situations plus complexes et moins avouables, comme une personne visant un héritage et souhaitant «capturer» une autre personne. Toute la Grèce antique, du VIe siècle avant Jésus-Christ jusqu’au IIIe siècle après Jésus-Christ, est obsédée par ce genre d’affaire. On organisait des procès publics contre des personnes soupçonnées d’avoir commandité des magies amoureuses.
Les Grecs, qui ont inventé les mathématiques, la philosophie, la politique, étaient très raisonnables, mais ils étaient certains que la passion amoureuse se déclenchait par des techniques ! Là et dans d’autres sociétés, ces techniques se sont toujours adossées aux cultes à certaines divinités. Une surtout, dont on peut traquer les avatars à travers les temps et les lieux : Inanna en Mésopotamie, Ishtar chez les Assyriens, Aphrodite chez les Grecs, Vénus chez nous, Diane dans la France moyenâgeuse. Elle change de nom, mais c’est la même déesse de l’amour…
Existe-t-il des principes qui ne relèvent pas de la croyance ?
Certaines formules que je propose dans mon livre sont accessibles à des agnostiques. Premier principe : il faut toujours être au moins trois pour obtenir une passion amoureuse. Il est préférable de faire intervenir un tiers, de ne pas déclarer son amour face à l’être convoité. C’est l’annonciateur, celui par qui le possible survient. Dans les histoires classiques, il y a un tiers qui agit, telle la Brangien de Tristan et Iseult ou le frère Laurent de Roméo et Juliette. Vous pouvez aller voir un devin, une voyante, une personne influente ou demander l’intervention d’un ami… mais il vous faut un tiers !
Ensuite, il est nécessaire de faire appel à des forces, même si vous ne croyez en rien. Par exemple, prier un arbre à haute voix. Cet exercice, indispensable à mes yeux, s’appelle l’invocation. Chaque fois que je l’ai proposé à quelqu’un, ça a marché. Ainsi, j’ai recommandé à une personne d’aller à 2 heures du matin devant Notre-Dame pour dire à haute voix qu’elle désirait qu’untel tombe amoureux d’elle.
Comment l’invocation agit-elle ?
On peut penser les choses ainsi : cela vous contraint à énoncer votre désir de manière explicite et à ne pas attendre que le destin vous l’envoie. C’est certainement une part de l’efficacité de l’invocation.
Ces techniques ne relèvent-elles pas de la superstition ?
Ah non ! La technique, c’est de la technique ! Les techniques traversent les frontières, surtout quand elles sont efficaces. L’avenir ne se devine pas, il se fabrique. On le prédit et, par le fait même de la prédiction, on le fait advenir… J’ai vu des devins africains vous demander de sortir les offrandes – c’est-à-dire de sacrifier un mouton. Vous le faites ou pas. Mais si vous ne le faites pas, et qu’il vous arrive un malheur, vous en serez responsable. Le devin a introduit de la volonté dans le destin. Un devin construit l’avenir, il fabrique avec vous le lendemain. Ce sont des personnes très utiles, bien plus qu’un psy, surtout lorsque celui-ci ne vous parle que de votre passé !
Il y a duperie…
Mais tout le monde le sait ! C’est une sorte de consensus autour d’une duperie partagée. On y gagne une cogestion de l’avenir, et surtout un processus d’élaboration de la décision à plusieurs.
Notre société, qui essaie de tout maîtriser, rationalise-t-elle trop la passion ?
Absolument ! Et la rationaliser est un contresens. C’est surtout inutile. La passion est une machinerie à produire de l’inattendu et, du coup, le moteur le plus puissant de l’intégration sociale. Comment sort-on de son milieu ? Par la passion amoureuse ! Elle seule est capable de rompre l’organisation sociale, elle permet la traversée des frontières, de religion, de classe, de couleur de peau…
(1) «Philtre d’amour», Odile Jacob, 2014. Autre publication : «L’Etranger, ou le pari de l’autre», éditions Autrement, 2014.
Dessin Yann legendre