Soyez prévenus, vous avez échappé au pire avec un titre qui aurait fort bien pu être "Comme un vol de Géraut hors du charnier natal..." Mais la citation retenue est plus juste que ce jeu de mots à se faire retourner José-Maria de Hereda dans sa tombe (d'autant que "Mon père, ce Géraut...", ça ne collait pas avec l'histoire...). Plus sérieusement, parlons aujourd'hui d'une vraie satire sociale, un roman acide et drôle, méchant et tendre, piquant et rafraîchissant, qui pose avec une légèreté de façade bien des questions liées à notre société actuelle, dans son attachement au paraître plus qu'à l'être, dans son égoïsme, dans ses conventions gentiment hypocrites et dans sa déshumanisation. "J'aurais dû apporter des fleurs", d'Alma Brami, qui vient de paraître au Mercure de France, est un court roman où Géraut, dont je parle sans vous l'avoir encore présenter, crache au visage du lecteur son mal-être à défaut de pouvoir le faire ouvertement, dans sa vie de tous les jours. Saura-t-il se libérer ou est-il condamné à périr noyé dans son aigreur ?
Géraut tombe par hasard sur Jean-Yves, un de ses amis de jeunesse. Enthousiaste, ce dernier invite son pote retrouvé à venir dîner chez lui un soir. Géraut s'en passerait bien, mais par politesse, il n'ose pas refuser. Et il y va. Les mains vides, parce que Jean-Yves et son épouse Greta ont tout. Alors, comme il ne sait pas quoi offrir dans ces conditions, il n'offre rien.
Ce soir-là, le bonheur de Greta et Jean-Yves éclabousse Géraut qui encaisse la condescendance de celui qui l'appelle "mon Géraut", en oubliant que Géraut, ce n'est pas son prénom... Il en prend plein la figure de cette vie de couple et de famille qu'il n'a pas, de cette réussite qu'il n'a pas, de cette culture qu'il n'a pas, de cette joie qu'il na plus.
Géraut approche de la cinquantaine, il vit seul mais passe voir régulièrement sa vieille mère, un tantinet acariâtre, il est dégarni et bedonnant, rien d'un don juan, sa seule relation, avec Françoise, est une impasse pleine d'équivoque, il n'a plus de travail et bien peu de chance d'en retrouver, il ne se voit aucun avenir.
Et voilà que son nouvel ancien ami ou ancien nouvel ami, enfin, Jean-Yves, quoi, le mec qui semble ne l'avoir jamais quitté, lui dégote un job, dans l'épicerie de son neveu, comme homme à tout faire, le job sans perspective d'avenir, qu'on cherche quand on a 18 ans pour l'argent de poche, pas quand on est un adulte sur la pente descendante. Mais il accepte, oui, il accepte.
Commence sa nouvelle vie, sous la houlette de ce patron pour qui il est invisible, avec une demoiselle qui ne vient lui tenir compagnie que pour espérer obtenir les faveurs du patron, avec ces clients qui le traitent comme un employé de troisième zone... Et il ne se plaint pas, Géraut, il ne dit rien, ou alors, merci. Et il rougit. Et transpire. Enormément.
Il manque toutefois un élément clé à ce résumé : c'est Géraut qui nous raconte cette vie en ruines qui est la sienne. Attention, pas le Géraut béni-oui-oui qui se tient bien comme il faut en toutes circonstances, n'élève jamais la voix, ne se révolte pas, accepte cette existence morne. Non, celui qui parle, ce n'est pas le Géraut veule et falot, c'est le Géraut intérieur qui fulmine.
Une voix qui n'est plus atone, inaudible, balbutiante, polie, soumise. Non, c'est voix intérieure, c'est la rage brute d'un homme malheureux, la lave du volcan qui gronde mais n'a pas encore fait sauter le bouchon du cratère pour gicler partout. C'est la cocotte-minute qui va siffler, signalant qu'il faut vite ouvrir la soupape.
Oui, le Géraut qui raconte sa vie est tout sauf la chiffe molle qui se présentent aux autres. Et si les quatre vérités qui le taraudent ne jaillissent pas au nez de tout ceux qui le traitent comme une merde, pardon, il n'y a pas d'autre mot, c'est parce qu'il n'en est pas encore à renverser toutes les conventions qui lui ont été enseignées.
Mais, cette voix, elle, ne se gêne pas. Elle renvoie à la figure de tous ces fantoches leur bonheur, leur mépris, leur bonnes intentions, leur gentillesse de façade, leur commisération, leur pitié, leur amitié en toc, leurs bons sentiments dégoulinants... Et, à travers eux, la voix intérieure de Géraut dégomme toute cette société des apparences, du faux semblant, du carton-pâte, du sourire perpétuel, du bonheur factice...
Tout passe à la moulinette made in Géraut : le mariage, la famille, l'enfant-roi, les tensions entre génération, l'hypocrisie, la solitude et comment on la meuble, les relations hommes-femmes, le désir, l'amitié... Tout est à jeter, pour Géraut, en tout cas, tout ce dans quoi il évolue et a toujours évolué.
Ils ont tout, ou croient tout avoir, mais tout est factice, comme ce bouquet de fleurs qu'on apporte chez des invités en guise de remerciement mais qui va finir, au mieux, dans un pauvre vase, sur un coin de meubles, ou dans un évier en attendant qu'on lui trouve le récipient adéquate. L'équivalent du cadeau qu'on met à la cave ou aux toilettes une fois l'invité reparti. Une simple convention de plus à respecter.
Géraut, c'est le con du dîner, sauf qu'il ne l'est pas, con. Non, il enregistre, il note tout, remarque tout, et même si l'on ne voit pas forcément des gens mal intentionnés en face de lui, force est de reconnaître qu'ils sont tous très agaçants, à leur manière. Le couple Greta / Jean-Yves est une splendeur en la matière, exubérant, vulgaire, pénible, à coup de mots doux et de joie de vivre pas du tout forcée.
En lisant le début du roman, et en particulier cette phrase terrible qui accompagne l'invitation faite à Géraut, "n'apporte rien, on a tout", une chanson m'est venue en tête, exactement sur ce thème-là, mais avec une tonalité générale teintée de douce ironie. Bien loin de la férocité du Géraut intérieur, Polo et Sanseverino ont choisi de se moquer. Mais l'idée, je pense, est la même que dans le roman d'Alma Brami.
"M'as-tu-vu comme je suis heureux ?", clament Jean-Yves et Greta. "M'as-tu-vu comme je suis malheureuse", crie sans cesse la mère de Géraut, grande spécialiste du chantage affectif, avec comme aide de camp, une assistante à domicile qui lui obéit au doigt et à l'oeil pour culpabiliser cet homme qui n'a pas besoin de ça...
Nulle part, il n'est tranquille, en sécurité, serein, sûr de lui. Sans doute ne l'a-t-il jamais été. Un damné de la terre, ce brave Géraut (argh, voilà que je parle de lui exactement comme les autres, qui le font entrer en ébullition !). On le découvre là, à un tournant de sa vie, mais difficile d'imaginer qu'il ait pu être un jour un mec, un vrai, rayonnant de confiance en lui.
Mais justement, le vase, pas celui où l'on mettra son bouquet de fleurs, puisqu'il n'en a pas apporté, non, celui, métaphorique, qu'une simple goutte fait déborder, est plein à ras bord. Et tous ces gens, avec leur gentillesse doucereuse ou leur indifférence bonhomme, y apporte leur écot liquide. Fini, le Géraut qui ne dit mot et consent, finit le spectre flou, fini la carpette, fini Géraut !!!
Et pour cela, il n'y a qu'une chose à faire... Mais je ne vais pas vous le dire !
On est clairement dans une satire, donc on se moque et on caricature. A gros traits, peut-être, personnellement, je ne trouve pas tant que ça, ayant eu l'impression d'avoir déjà croisé pas mal de personnages qu'on trouve au fil des pages de "J'aurais dû apporter des fleurs". A moins que je sois cynique et misanthrope, moi ? Non, ce n'est pas mon genre, ça se saurait...
Ce sont des personnages de théâtre, avec tout ce qu'il y a d'artificiel, là-dedans. Ils jouent des rôles, certains qu'ils ont choisi, construit, d'autres pas. Ils n'ont pas de profondeur et surtout aucune sincérité. Ils ne sont pas méchants, Jean-Yves ne pense pas à mal en trouvant du boulot à Géraut, juste ne se rend-il pas compte de l'humiliation qu'il lui impose.
A l'image de cette société en toc qui est là nôtre où il faut se verser un seau d'eau glacée sur la tronche pour s'octroyer le droit de faire un don à un oeuvre caritative, tout est ostentation outrancière, le désintéressement factice et même la politesse devient une forme d'hypocrisie, un comportement de circonstance sans profondeur.
Pourtant, je crois que s'arrêter trop longtemps sur les autres personnages, tous secondaires, serait une erreur. C'est vraiment sur Géraut qu'il faut se focaliser. Parce que "J'aurais dû apporter des fleurs" est un roman en "caméra subjective". On voit à travers les yeux de Géraut, mais on pense surtout à travers son subconscient.
La caricature, dont je parle, et si elle émanait de Géraut ? Et si, allez, je lâche le mot, et si Géraut était juste méchant ? Comprenons-nous bien, peut-être l'est-il et peut-être a-t-il des raisons objectives de l'être. Mais, ces gens qu'il nous décrit, sont-ils effectivement ainsi ? Ne les voit-on pas à travers un prisme déformant ?
La voix intérieure de Géraut, c'est son moi confit dans l'aigreur et la rancoeur qu'il n'a jamais su exprimer. S'il est méchant, il n'est pas né ainsi. Il l'est devenu sous l'influence de ce monde extérieur qui l'a exclut, petit à petit. Méchant, parce que prisonnier de ce monde qu'il méprise et qui le lui rend bien.
Méchant, parce que profondément malheureux d'être Géraut. Et cette méchanceté, cette rage prennent de la truculence par le biais de l'écriture d'Alma Brami. Géraut, c'est Jean-Pierre Darroussin avec la voix intérieure d'Albert Dupontel. C'est cruel, peut-être injuste, mais c'est un défouloir pour ce garçon de déverser des horreurs sur ceux qui l'entourent.
On n'est pas dans un roman comique, plutôt dans une chronique douce-amère portée par une écriture inventive et riche. Et si la tonalité est sombre dès le départ, lorsqu'on comprend à qui et à quoi on va avoir affaire, ensuite, on se demande si on va allez vers le fond du fond du trou ou si une rédemption est possible.
j'ai les réponses, j'aimerais vous en parler, mais c'est impossible, évidemment. Non pas qu'on soit dans un roman à suspense, mais juste parce qu'il faut suivre le cheminement de Géraut. Eh oui, que voulez-vous, on a bon fond. On s'attache à cet homme, malgré tout. Malgré la double image finalement très négative qu'il renvoie, alors que ces deux volets s'opposent.
Et, surtout, j'ai une question lancinante en tête depuis que j'ai terminé "J'aurais dû apporter des fleurs" : suis-je plus proche de Géraut, ou des gens qu'il contemple et décrit avec acrimonie ? Je me retrouve aussi bien dans le Géraut de façade que dans sa voix intérieure, parfois. Mais je me reconnais aussi dans le retrait nécessaire, parfois, pour échapper à une société étouffante et des gens pas toujours intéressants.
Pour autant, je ne condamne personne, même si je préférerais m'élever au-dessus des partis, comme dirait l'autre. Tous ces personnages, j'en suis certains, ont la capacité de se rédimer, de sortir du cadre qui est le leur. Tous ont aussi la capacité de rejeter le modèle qu'ils ont accepté ou qu'on leur a inculqué.
Mais qui dirait à Jean-Yves qu'on n'a pas gardé les cochons ensemble, à Greta qu'elle est d'une vulgarité sans non, à Dimitri, le patron de l'épicerie, que c'est un jeune crétin, et je suis poli, à Françoise qu'elle n'est plus de la première jeunesse et à sa mère que c'est une vieille folle ? Comment envisager une société où tout le monde s'enverrait des "mots doux", sans le vernis nécessaire au vivre-ensemble (mais non, je ne décris pas les réseaux sociaux !) ?
Vous avez vu ? On ne dit plus savoir-vivre, on dit vivre-ensemble... Subtile nuance, non ? Et peut-être ce qui sépare Géraut de sa voix intérieure, le premier ayant du savoir-vivre, la seconde s'astreignant au vivre-ensemble, parce qu'on ne peut pas faire autrement. Que va devenir Géraut ? Et nous, qu'allons-nous devenir ?