Actualité de Wagner : Tannhäuser, mon semblable, mon frère…

Publié le 19 décembre 2007 par Cdsonline

Heinrich Tannhäuser (Stephen Gould) en peintre se représentant Vénus alanguie et dévoilée (Béatrice Uria-Monzon) à l’opéra Bastille, mardi 18 décembre 2007.

C’est à l’opéra, un lieu — et un art — apparemment désuets, que j’ai eu l’occasion de vivre hier soir une émotion esthétique vraiment digne de ce nom (avec les poils se hérissant sur les bras, le cœur se réjouissant fort dans la poitrine et le sourire venant librement flotter sur les lèvres sans s’adresser à quiconque en particulier, un sourire d’assentiment au monde, un sourire de réconciliation…)


Il faut dire que le livret de Tannhäuser propose dès le début un renversement saisissant : Heinrich captif volontaire au Venusberg (littéralement le mont de vénus, le monde de Vénus) inverse la supplique convenue (vouloir échapper aux contingences terrestres pour rejoindre l’amour éternel) en suppliant au contraire l’être aimé — Vénus elle-même dont il est le préféré! — de le laisser s’échapper de son pays d’éternelles voluptés pour revenir à la finitude, à la souffrance, à la lutte et à la liberté. Un peu plus loin, Heinrich va même jusqu’à dire (chanter) : Mon désir me pousse au combat/ Je ne recherche ni le bonheur ni la joie/ Ah, peux-tu comprendre cela Déesse/ C’est la mort que je recherche, c’est la mort qui me presse… car seule la mort peut lui apporter la paix. Entre une éternité de jouissance et la finitude terrestre, Tannhäuser a fait son choix. L’éternité de Vénus lui paraît terrible, l’excès de jouissance insupportable…

C’est ici qu’il faut rendre le premier hommage à la mise en scène toute contemporaine et cependant inspirée de Robert Carsen (à la différence notable par exemple des consternants contresens d’Haneke sur Don Giovanni ou de la lecture carrément débile que Warlikowski fait d’Iphigénie en Tauride…) Vénus (Béatrice Uria-Monzon) se dévoilant intégralement est convaincante dans (et hors) sa tessiture, modèle lascif d’un Heinrich peintre qui (se) la représente et la croque de manière compulsive à tous les sens du terme… L’impossibilité du “rapport sexuel” et l’économie libidinale obsessionnelle du héros se matérialisent par l’apparition progressive d’occurrences d’Heinrich se multipliant sur la scène, chacun avec sa toile, finissant par s’auto-maculer de peinture rouge, incapables de ne pas finir effondrés, se traînant à terre face à la toute-puissance hystérique du désir de (et dans) l’autre…
Deuxième hommage à la vision de Carsen, l’apparition au deuxième acte d’Élisabeth au beau milieu de la salle, comme cherchant sa place parmi les spectateurs avant de se décider à lancer sa voix sublime… Mise en abîme particulièrement réussie où la frontière s’abolit entre la salle et la scène, figurants et chanteurs passent de l’une à l’autre comme pour mieux enfoncer le(s) clou(s) auquel(s) sont pendus les tableaux de l’exposition : Tannhäuser ce n’est pas seulement le dix-neuvième siècle, c’est ici et maintenant aussi, nous sommes tous concernés, où en sommes-nous, chacun d’entre nous avec notre désir? Et dans nos représentations? L’effet est si troublant que les costumiers et le metteur en scène semblent avoir poussé la minutie jusqu’à créer et entretenir la confusion entre acteurs et public par une étude précise des toilettes, du comportement et de la gestuelle des spectateurs d’opéra…


Troisième hommage à la compréhension de Carsen, contrairement aux idées reçues que l’opéra mettrait en opposition le spirituel et le corporel, le sublime et les plaisirs ordinaires de la chair, l’opéra met en scène, en musique et en voix le conflit inhérent au sublime lui-même! Vénus et Élisabeth sont deux figures métaphysiques du sublime, aucune des deux n’est une femme ordinaire, chacune fait corps avec son destin particulier, Vénus est la joie sexuelle portée à son incandescence, Élisabeth est la Vierge sacrée, pure entité spirituelle, mais au final lorsque Tannhäuser doit faire son choix, là où traditionnellement Vénus s’éloigne furieuse, Carsen laisse Vénus et Élisabeth côte-à-côte, complices, confondues, semblables dans leur différence, unies dans et par le sublime. Car l’expérience de l’amour c’est dans ce monde-ci, dans cette contingence-là! Et Vénus-Élisabeth sont le recto et le verso d’un seul et même être, c’est l’attitude de l’homme à leur égard qui donne l’illusion de leur dédoublement…
Ainsi, le péché impardonnable de Tannhäuser ne réside absolument pas dans son exploration festive et déculpabilisée de la sexualité ou dans la légèreté de ses mœurs, mais plutôt dans le fait qu’il ait érigé le désir sexuel et la jouissance au rang d’Absolu, les faisant ainsi apparaître comme l’envers du sacré. Car en contrepoint absolu de l’amour courtois, la morale de Tannhäuser mise-en-scène par Carsen finit par se dévoiler dans sa réjouissante clarté : la vierge sacrée serait toujours présente dans le vrai cœur de la séductrice dissolue…
Pour conclure, un spectacle magnifique, d’une vraie dimension artistique, avec une musique impeccable dirigée par l’étonnant chef japonais à la crinière blanche Seiji Ozawa tout en énergie et contrôle, une palette de belles et grandes voix dans une mise en scène à la hauteur de l’œuvre.

L’on peut alors relire et méditer l’idée contenue dans la fameuse première phrase de La religion et l’art de Wagner : lorsque la religion est devenue artificielle, seul l’art peut sauver la vérité cachée de la religion, son véritable esprit, en abandonnant le dogme au profit de la pure émotion religieuse transformée par la maîtrise artistique en expérience esthétique sublime.

Élisabeth, un ange au milieu de la salle (Eva-Maria Westbroek)