L’histoire de l’art et de la littérature telle qu’on l’enseigne nous fait souvent oublier combien la création artistique est dépendante des rencontres, des amitiés, tout autant qu’elle est jalonnée d’inimitiés et de rivalités. C’est ce que nous rappelle l’exposition du Centre Pompidou autour de la revue Littérature et des œuvres de Picabia et de Man Ray. Vous y verrez à la charnière du dadaïsme et du surréalisme le concours d’aspirations artistiques communes, portées par des personnalités hautes en couleur : Aragon, Breton, Soupault, Desnos ou encore Eluard, qui fondent Littérature en 1919.
A l’inverse, ils s’inscrivent en faux contre Paul Morand, Cocteau ou encore Proust, dont l’exposition présente une caricature par Picabia, un portrait posthume par Man Ray mais aussi quelques lignes d’Aragon, qui dans une diatribe intitulée «Je m’acharne sur un mort» affirme : «Je ne crois pas qu’il y ait à notre époque un bluff mieux caractérisé, une escroquerie plus patente que le cas Proust.» Le «cas Proust»… il faut croire que l’auteur demeurait fascinant, qu’on l’aimât ou non.
On regrettera qu’il n’y ait pas davantage de précisions quant aux trajectoires, convergentes et divergentes, des acteurs mêmes de Littérature ; on le devine néanmoins : tous ces forts tempéraments et talents hors du commun ont la cohabitation difficile. A cet égard, une certaine mélancolie règne aux côtés de leur créativité délirante ; un numéro est même reconnu « démoralisant » par ses auteurs. Pourtant, c’est peut-être cette tension permanente qui fait de Littérature un projet touchant, tourné vers l’idéal presque prométhéen d’une fusion fragile mais dynamique.
Sans titre [portrait commun, dont Proust et Morand] © Centre Pompidou, musée national d'art moderne, Paris
Man Ray et Picabia occupent une place légèrement décentrée par rapport à la revue : l’un en est le portraitiste attitré, l’autre le dessinateur de ses couvertures. Cette collaboration non littéraire n’en fait pas pour autant des outsiders puisque dessin et photographie sont pour le groupe d’artistes un moyen d’expression et d’expérience tout aussi, voire plus efficace que la littérature dans l’exploration des dessous de la conscience telle que la souhaite Breton.
Littérature est en effet une entreprise proprement expérimentale. Les expériences farfelues de sommeil créateur, où « l’écriture automatique » trouve son pendant visuel dans les dessins de Desnos, valent néanmoins davantage pour la poésie de leur principe (laisser l’inconscient maître du travail de l’artiste) que pour la qualité même des œuvres qui en résultent : un certain charme désuet émane même de ces travaux hallucinés qui nous rappellent l’effervescence artistique qui baignait le début des années folles.
Les œuvres de Man Ray et de Picabia semblent tirer un meilleur parti des théories freudiennes en jouant avec les codes de la tradition picturale et photographique. Ingres, notamment, préside à bon nombre de détournements : les corps nus de Picabia sont truffés de références au maître, et il est bon de voir Le Violon d’Ingres de Man Ray resitué dans le contexte de sa première publication, à savoir dans le treizième et dernier numéro de Littérature.
L’œuvre de Man Ray et celle de Picabia ne partagent pas seulement certaines de leurs influences, mais aussi une même technique, puissante et simple, fondée sur un sens aigu de la composition et du contraste. Photographie et dessin se répondent parfaitement dans la mise en regard d’un Grand nu renversé en arrière par Man Ray et d’un projet de couverture de Picabia, où une femme penchée en avant laisse pendre les cheveux qu’elle brosse. Dans les deux cas, le corps féminin se détache sur le fond d’une chevelure immense et sombre, le dessin de Picabia faisant même couler le noir d’encre de la chevelure, qui semble se liquéfier, comme un clin d’œil au matériau du dessinateur.
A l’instar de Man Ray, de ses jeux photographiques et autres « rayogrammes », Picabia s’amuse à semer le doute dans la dualité du noir et du blanc : une chevelure dont le noir se fond dans l’ombre d’une jambe, des corps disloqués qui surgissent d’un sombre abîme, les arabesques inquiètes d’un nu antique, entre Michel-Ange et Mucha... Un rapport presque épique s’érige entre blanc et noir, comme en témoigne un cheval furieux aux yeux exorbités qui, pour survivre, semble devoir affronter la pénombre.
En somme, le noir n’est plus seulement la couleur du contour et de la forme mais aussi celle du plein, et donc du fond, comme chez Odilon Redon ou chez Félicien Rops. Le noir joue le rôle d’une puissance érotique, obscure et rampante, symbole à la fois des pouvoirs de l’inconscient et de l’inquiétude latente des années vingt. Ils inspirent un mystère occulte et éclatant, superbement incarné dans les yeux d’un animal au sourire énigmatique : deux globes noirs de jais, où l’iris, la pupille et le blanc sont fondus dans l’obsidienne.
A l’image d’un paysage étrange de Max Ernst également exposé, c’est un trou noir que l’œuvre de Picabia, dont n’émerge que le titre de la revue : « Littérature ». Tantôt soudé, tantôt désuni, le mot naît des personnages ou animaux dessinés : ici, il surgit des ébats d’un couple ganté de noir, là il semble couvé par un léopard taché de trèfles et de piques... « Littérature » est ainsi disposé dans tous les sens et détourné en jeux de mots qui vous feront sourire : Erutaréttil, Lits et ratures...
Picabia image ainsi l’objectif même de la revue, c’est-à-dire la subversion créative de la tradition littéraire. Ses dessins manifestement blasphématoires poursuivent le même but, mais s’en détachent dans une certaine mesure : ces facéties semblent empreintes d’un regard un peu distancié et ironique sur la revue de Breton, d’Aragon et de Soupault, comme s’il percevait déjà tout ce que l’entreprise avait d’ambitieux, d’orgueilleux, de pharaonique ; comme s’il voyait de loin la dispersion des aspirations, la désunion des acteurs et la faillite du projet initial. Comme Man Ray, séparé du groupe par la distance photographique du portrait, Picabia paraît se tenir légèrement à l’écart, et promener son talent au gré des errances de la revue, pile entre l’extinction du dadaïsme et l’avènement tonitruant du surréalisme.
Au Centre Pompidou, exposition prolongée jusqu’au 15 septembre