Dehors, il y a le monde qui défile à vitesse grand V. Au rythme effréné de l’aiguille du cadran. Et cette foule qui s’y
Les siens, de sens, ne jaillissent jamais qu’avec rage. Une rage féroce. Une rage de vivre. Qui ne lui laisse aucun répit. Jamais. Comme si le monde résonnait en lui par un amplificateur mal réglé, Nicolas ne ressent plus les choses qu’avec excès. Il a vécu mille fins du monde. Des tremblements de terre. Des ouragans. Des tsunamis. A touché du bout des doigts le soleil. À s’y brûler les ailes, toujours. A décroché la lune mille et une fois. Il voit/entend/sent ce que personne ne verra/entendra/sentira jamais. La silhouette qui disparaît contre l’horizon. Le mot jamais dit. Le parfum désuet. Alors parfois, Nicolas a l’impression de devenir fou en ce monde aseptisé qui ne sait ressentir.
Dans la rue, les passants le montrent de l’index. Celui qui ne rit que trop fort. Celui qui ne pleure qu’à grandes eaux. Celui qui s’enflamme un peu trop. Celui qui s’enferme bien trop tôt. Dans la rue, comme il aimerait brandir le majeur. À ceux-là qui le montrent du doigt, et ne vivent qu’à moitié. Avec leur vue/toucher/ouïe/goût/odorat au rabais. Avec leur monde qui traîne les pieds. S’ils savaient, ces demis-là, cet insatiable théâtre qui se joue en lui, au bord de leurs rues. Ce grand huit perpétuel qui le balance de haut en bas. De gauche à droite. Qui tantôt le porte. Au plus haut. Ce haut qu’ils ne sauront jamais atteindre. Qui tantôt l’enfonce. Au plus bas. Ce bas où ils ne s’écraseront pas.
Ce bas qu’il rejoint à chaque doigt qui vient s’écraser contre lui. Chaque doigt qui ne rejoint pas sa fête intérieure. Chaque doigt qui ne perce pas sa bulle maussade. Chaque, ou presque. En réalité, les doigts des quidams de passage ne lui importent plus. Ou si peu. Mais ce matin, c’est son doigt à Elle qu’il a vu pointer en sa direction. Quand, porté par son indicible monde, la bouche de Nicolas a malencontreusement laissé s’échapper un mot. Un mot un peu trop lourd. De sens. De sens en rage. Un mot qui pesait depuis trop longtemps sur ses frêles épaules. Ce mot jamais dit, ni même deviné par ce monde à la cataracte exacerbée. Ce mot qu’il avait choisi de libérer enfin, dans le creux de ses bras, à Elle. Parce ce qu’Elle n’était pas de ces demis-là, aveugles et sourds. Et depuis quelques mois qu’ils en échangeaient, des mots, il lui semblait qu’Elle pouvait enfin entrer dans sa ronde. Cette ronde jamais partagée. Avec quiconque. Mais, ce mot-là est venu s’écraser contre le macadam froid. Sans autre écho qu’un rire éphémère. Son rire à Elle, qui pointait du doigt ce mot-là.
Alors, à cet instant, Nicolas a encore déployé sa coquille, dont il s’était délesté un instant. Un fragile instant. Elle n’a pas compris. Ni sa mine défaite. Ni ses larmes retenues qui débordaient pourtant déjà. Ni cette colère qui semblait jaillir de nulle part. Ni ces autres mots, violents, eux, qui ont suivi. Je ne veux plus jamais te voir. A hurlé Nicolas. Alors, Elle est restée là, sur le macadam froid. Avec ce premier mot qui avait semé le trouble en lui, entre eux deux. À le regarder s’éloigner soudain, sans comprendre ce qui avait bien pu se passer. Entre le moment où ses yeux pétillaient encore et celui où ils étaient devenus noirs et rouges à la fois. Et Nicolas s’est laissé porté par ses deux jambes sans savoir où. Droit devant. Loin. Loin d’Elle à qui il avait ouvert sa bulle un instant. Elle qui l’avait fait éclater par ce rire inopportun. Elle qu’il détestait à présent. Elle qui lui manquait pourtant déjà.
Dehors, il y a le monde qui défile à vitesse grand V. Au rythme effréné de l’aiguille du cadran. Et cette foule qui s’y emmêle harmonieusement, à peine essoufflée. Dedans, de l’autre côté du carreau embué, il y a Nicolas. Nicolas qui oscille sur le fil de sa vie. Qui ne sait plus très bien. S’il doit encore retenir sa main qui ne demande qu’à saisir le téléphone. S’il doit encore retenir sa bouche qui ne demande qu’à crier Pardon, reviens ! S’il doit tirer un trait définitif sur cette Traîtresse qui fait déjà beaucoup trop partie de sa vie. Sur cette Déesse dont il distingue les traits partout. Sur son plafond. Sur les lames du plancher. Sur cette toile jadis vierge où il déverse sa haine et son amour. Sa tristesse. Sa félicité. Son angoisse. Sa sérénité. Sa force et sa faiblesse.
Toc. Toc. Toc. Trois Tocs viennent déranger Nicolas perdu en son labyrinthe intérieur. Sa rage dissimulée qui remue son intérieur. Son cœur. Ses poumons. Sa tête. Son foie. Nicolas est fou. Fol amoureux. Fou furieux. Et tellement seul, avec pour seule compagnie cette sourde folie. Qui le force à envoyer valser tout ce qui pourrait rappeler sa Belle dans sa chambre exiguë. Des photos. Des lettres. Des trucs sans importance empreints pourtant de tout. Qui fait jaillir enfin toutes ces larmes retenues en un torrent enragé. Qui le fait se tordre en une douleur infinie sur le bord du lit.
Oui ?!
– Nico, je peux rentrer ?
– Qu’est-ce que tu veux, Ben ?
– C’est papa, il m’a dit de te dire que le manger est prêt.
– J’arrive.
– Tu pleures ? Ça va pas, Nico ?
– Si, si, ça va. T’inquiète pas p’tit frère.
– J’aime pas quand t’es comme ça. Tu veux un câlin tout doux comme faisait maman ?
– Ça va aller. Il paraît que c’est une question d’hypersensibilité.
– Hyper quoi ?
– Hypersensibilité. Tu vois, c’est un peu comme si j’avais des super pouvoirs qui me font sentir un peu trop les choses. Et parfois, ça remue un peu trop, voilà tout.
– Ah, mais c’est génial ! T’es un super héros alors !
Nicolas esquisse un sourire. Super héros, ce n’est peut-être pas si mal, après tout.