Sorj Chalandon part à
Beyrouth, en pleine guerre. Georges, le personnage de son sixième roman, Le quatrième mur, y part en tout cas, un
peu malgré lui, lié par la promesse faite à son meilleur ami, son frère, Samuel
Akounis, mourant d’un cancer sur son lit d’hôpital. Sam est juif. Et grec. Le
soir du coup d’Etat de 1967, à Athènes, le Théâtre du Rébétiko devait donner Ubu roi, mis en scène par Samuel
Akounis. Ce jour-là, Ubu était dans la rue et, au théâtre, le metteur en scène « avait demandé à ses acteurs de
remplacer “Père Ubu” par Geórgios, prénom du chef militaire de la junte. »
Quand Georges rencontre Sam à Paris en 1974, le Grec raconte l’occupation de
Polytechnique et les tanks qui y ont mis fin, l’année précédente. Puis sa
blessure et sa fuite.
Sam et Georges
sympathisent, ont de longues conversations. Le premier est fasciné par Antigone, la version d’Anouilh, pas
celle de Sophocle, à ses yeux « réduite
au devoir fraternel et prisonnière des dieux. » Il est accompagné par « la petite maigre qui est assise
là-bas, et qui ne dit rien », comme Anouilh présente Antigone dans le
prologue de sa pièce. Il veut que Georges relise – ou plutôt lise, car il n’a
pas osé dire qu’il ne l’avait jamais lue – Antigone.
Comme il voudra, en 1982, que Georges aille à Beyrouth mener à son terme une
entreprise que sa santé ne lui permet plus de poursuivre : monter Antigone pendant une trêve acceptée par
tous les camps : « Il n’y
aurait qu’une seule représentation, en octobre. Il faudrait une salle neutre,
ni dans l’ouest de Beyrouth, ni dans l’est. Sur la ligne de démarcation. Une
ancienne école, un entrepôt, n’importe quoi. Il voulait un lieu qui parle de
guerre, labouré de balles et d’éclats. Quatre murs ou seulement trois. Pas de
toit, peu lui importait. Il avait visité un cinéma délabré qui lui plaisait. Il
imaginait les communautés entrer dans ce théâtre d’ombres par les deux côtés du
front. Il les voyait avec des chaises pliantes, des coussins, des bouteilles
d’eau, des pistaches. Tous ensemble, rassemblés. Deux heures d’une soirée
d’automne. Avec les combattants, crosse en l’air le temps d’un acte. »
L’idée est grandiose et
folle. Sam, qui y travaille depuis trois ans, s’est persuadé que tout était
presque prêt, que les acteurs, choisis dans les différentes communautés
opposées les unes aux autres, connaissaient leur texte, que les antagonistes
avaient tous marqué leur accord. Georges n’a plus qu’à donner le dernier coup
de rein et la représentation se fera. Le miracle d’un moment de paix. Auquel
Georges accepte d’apporter sa contribution.
Sorj Chalandon ouvre Le quatrième mur par une scène de
guerre. Spectaculaire, elle place Georges face à la violence extrême et à des
événements sur lesquels il n’a aucun pouvoir, pas même ceux du théâtre. Elle
place aussi le lecteur au cœur de tous les dangers. Le lecteur en verra
d’autres, plus loin dans le livre, du côté de Sabra et Chatila. Le romancier
affronte le réel après que ses personnages ont tenté de le contourner par le
théâtre. La paix est sans doute possible dans un monde idéal mais Beyrouth, à
cette époque, est si loin d’un monde idéal que même une pause dans les combats
est improbable. Georges est muni de cinq laissez-passer qui provoquent de
drôles de moments, moments drôles malgré tout, quand il s’emmêle à vouloir
montrer le bon et en sort un autre. Rare sourire dans une authentique tragédie
animée cependant d’un espoir plus fort que le sens de la réalité. C’est beau
comme sont belles les utopies.