L’expatriation du cinéma de Dolan pose alors le problème du rapport à l’image : peut-il transposer ses schémas visuels au monde rural sans sembler prétentieux ? Le cinéaste choisit de faire évoluer sa caméra vers le thriller psychologique. S’il garde quelques caractéristiques formelles habituelles de son cinéma (les ralentis, la démarche des personnages), Xavier Dolan lorgne vers le cinéma d’Hitchcock (années 1950/1960) lui rendant hommage à travers des scènes analogues comme la douche de Psychose ou la course dans le champ de maïs de La mort aux trousses. Mais loin de tomber dans la simple copie, le cinéaste amène un renouveau du genre où les personnages sont placés au centre et qui reste élégant, voire charnel. La véritable extravagance de Dolan est de ne voir en l’homme que la passion qui l’anime. Son cinéma se focalise dans les moments d’exaltations (les disputes, les confrontations) où les personnages font tomber les barrières et les codes sociaux qui les régissent habituellement pour faire ressortir l’essence même des comportements humains. Il signe ainsi les plus belles mises à nues du cinéma contemporain, celles d’hommes qui cessent d’être des citoyens.
Le génie de Dolan réside dans le fait que, bien qu’il mette les confrontations entre les personnages au centre de son récit, il ne tombe pas dans un didactisme. Les protagonistes ne s’expriment que dans une temporalité présente, dans une mise à mal physique, qui proscrit toutes tentatives d’explications du passé. Tom à la ferme part d’une situation initiale simple : Guillaume est mort, son petit-ami Tom se rend à son enterrement auprès de sa famille, les Longchamps, dont la mère ignore son existence. Francis (Pierre-Yves Cardinal, sublime) – le frère aîné – maintient l’illusion de l’hétérosexualité de son frère par le biais d’une copine fictive : Sarah. Agathe désespère alors de l’absence de cette dernière qui pourtant est bien là à travers Tom. Cette ignorance mutuelle entre les personnages, que partage le spectateur, entraîne rapidement un bal des mensonges. Tom à la ferme devient alors une sorte de micro-théâtre où les personnages usent de faux semblants pour correspondre aux directives du violent Francis s’octroyant le costume du metteur en scène. La complexité de la position de Tom entraîne chez ce dernier une sorte de délire schizophrénique : il est Tom, la véritable Sarah ; il doit être Tom, l’ami de Guillaume ; il prend également les traits de Guillaume s’installant dans son lit, portant ses vêtements et devenant progressivement un membre fictif de la famille Longchamps. En continuant la métaphore du théâtre, le personnage de Tom pose la question de l’identification à un personnage et de la question de la dualité de l’acteur entre l’être et le paraître.
Néanmoins, la beauté malsaine du 4e long-métrage de Xavier Dolan réside encore ailleurs. Elle se cache dans la relation ambiguë qui se noue entre Tom et Francis. Une confrontation masochiste qui oscille entre violence et séduction par un habile jeu de transposition. Francis décide, Tom exécute ! La partition des rôles est donnée dès la première scène qu’il partage lorsque dans la nuit Francis étrangle Tom pour lui expliquer qu’il ne doit pas faire tomber le voile du mensonge qu’il a mis en place depuis des années. Leur relation aurait pu n’être qu’un simple va-et-vient violent de personnages monolithiques, mais elle se complexifie suivant l’identité schizophrénique que prend Tom. La violence pour l’intrusion de Tom en tant que copain homosexuel ; la bienveillance pour Tom en tant que remplaçant d’un frère ; la séduction pour Tom en tant qu’homosexuel. Tom à la ferme bascule, à partir d’une sublime scène de tango, vers la question du refoulement. Les non-dits se comblent progressivement par une tension sexuelle, mais aussi sentimentale, qui synthétise les frustrations d’un homme, Francis, qui ne peut exprimer sa propre vérité à travers une violence qui n’est que l’archétype de ce qu’il doit être : un homme. Cette danse masochiste, physique pour Tom et morale pour Francis, apporte à l’œuvre une instabilité psychologique séduisante pour un spectateur qui ne peut anticiper l’action dans un univers en constante confrontation entre l’être et le paraître.
Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre