La nuit des prédateurs
J’avais aperçu le corps splendide de Scarlett Johansson avancer sur un panneau rétroéclairé du métro parisien. Une présence nue, insolente et troublante et pourtant parfaitement calme, comme si elle marchait dans un espace vide. Une silhouette qui était venue à ma rencontre à l’extrémité d’un couloir, comme si cette rencontre était normale et scandaleuse à la fois, comme toutes les visions érotiques qui se bâtissent dans un milieu confiné où se croisent des milliers d’autres silhouettes, dont certaines nous inspirent un désir, parfois violent.
La force scandaleuse de cette vision-là, je l’ai parfaitement retrouvée en salle dans le film de Jonathan Glazer, tandis que l’héroïne se transformait en un magnifique animal prédateur vêtue de fourrure et se mettait à parcourir les rues nocturnes et humides d’une ville qui ressemble à si méprendre au labyrinthe des souterrains du métro.
La vie dans une capitale est constituée aujourd’hui de l’addition de solitudes. Chacun de nous est un extraterrestre venu d’un monde inconnu et qui prend chaque jour une forme humaine pour venir s’agglomérer un temps dans une relation sociale avant de retourner dans un nid protecteur. Dans cette foule automatique, les prédateurs exercent leurs charmes avec avidité, comme encouragés par les excès qui nous entourent et nous fascinent : trop de luxe, trop de bruit, trop de monde, trop d’histoires accumulées et en même temps trop de relations éphémères. Trop de superficialité et trop de virtualité.
« Je crois que nous sommes des êtres fondamentalement solitaires, même lorsque l'on vit en couple ou en groupe. Lors de la préparation du film, nous avons beaucoup sillonné les villes et photographié leurs habitants, marchant dans les rues, en train d'attendre le bus, de téléphoner, de fumer une cigarette etc... Cette solitude se lit sur la plupart des visages, dans le geste le plus banal du quotidien. Les hommes, en particulier. Ceux qu'aborde Scarlett semblent un peu perdus jusqu'au moment où le désir les ramène, en quelque sorte, à la vie. »
Jonathan Glazer exprime ainsi par des mots la manière dont il a parfaitement réussi la mise en scène des formes de prédation de la solitude. Aucune violence, si ce n’est en point final : des yeux, des lèvres fardées, une respiration un peu plus vive, la confrontation des accents entre des classes sociales disjointes, des lumières qui défilent un peu brouillées, des lieux en déshérence où il est si bon de disparaître, de se dissoudre dans le désir pour l’autre. En un mot : la mort acceptée en échange d’un sourire de séduction, d’un intérêt fugace et d’un début de dialogue.
Voyage dans le corps
Nous sommes sous la peau, comme sous une écorce. Nous regardons le monde extérieur depuis cet abri. Nous le regardons du point de vue de l’animal qui est apparu dans l’œil de la bête quand son orbite a été frappée par une lumière venue d’ailleurs. Nous sommes ELLE dès les premières images ! Peu importe à qui a pu appartenir l’écorce en question pourvu qu’elle s’affiche pour les autres comme une attraction irrésistible. Mais quelle attraction ? Une volonté sourde, venue de l’espace de s’approprier des enveloppes charnelles pour faire croître le nombre de prédateurs et s’approprier progressivement un territoire ? Un simple jeu de vie et de mort comme celui que les humains cultivent depuis leur origine humaine en s’affrontant pour défendre des identités différentes créées de toute pièce ? Un jeu complexe fondé sur la simulation robotique dans un monde où l’humain est devenu trop humain et passe son temps à chercher des jeux de rôle de plus en plus sophistiqués ? Les métaphores qui se proposent à nous sont beaucoup trop nombreuses pour que le film reste lui-même métaphorique. Et d’ailleurs peu importe. Il reste d’abord un film dont la plastique épouse parfaitement la musique de Mica Levi et dont les sons matériels, comme la transmission des voix humaines épousent parfaitement les glissements des corps dans un espace fini.
Du son et de l’image, ensemble
« L'environnement sonore devait être étrange, décalé, à l'image de la place qu'occupe l'extraterrestre dans ce monde qui lui est inconnu. J'ai aussi opté pour une musique séduisante, érotique, hypnotique comme celles des clubs de strip-tease où l'on cherche à « piéger » le client aussi longtemps que possible. »
Jonathan Glazer exprime là, un peu a minima mais en reprenant les termes qu’elle emploie elle-même, le travail envoûtant d’une jeune musicienne de vingt-sept ans qui partage ses centres d’intérêt entre l’Orchestre Philharmonique de Londres pour lequel elle a composé une musique expérimentale, le hip-hop londonien et son propre groupe « Micachu and The Shapes » Une belle rencontre qui est bien plus qu’une collaboration.
“The idea was to follow Scarlett Johansson's character and try to react in real time to what she was experiencing, not to pre-empt or reflect on things that had already happened in the film. Some parts are intended to be quite difficult. If your lifeforce is being distilled by an alien, it's not necessarily going to sound very nice. It's supposed to be physical, alarming, hot », répond Mica Levi à un journaliste du Guardian.
Et elle ajoute : “I didn't listen to a lot of other soundtracks while I was writing; I was worried about being porous. A lot of the influences either came from quite visual directions or 20th-century music I'd cut my teeth on at Guildhall: Giacinto Scelsi, Iannis Xenakis and John Cage… these big, music-changing composers. But I also took a lot of inspiration from strip-club music and euphoric dance as well.”
Si j’insiste autant sur ces réponses croisée entre les deux collaborateurs, au-delà du fait que je suis resté impressionné par l’unité qui s’est faite entre les deux artistes, le visuel et le sonore, c’est qu’il est rare que la musique ne porte pas un film ou qu’inversement le film ne porte pas la musique en jouant en quelque sorte tous les deux à cache-cache en permanence. Ici la musique est bien située en effet « sous la peau », elle vient du dedans tout en absorbant, en aspirant au sens propre le dehors.
A trois reprises, des hommes disparaissent dans un lac noir dans lequel ils s’enfoncent sans même s’en apercevoir car leur regard est entièrement capté par l’hypnose d’un corps nu vers lequel ils se dirigent. Si Jonathan Glazer fait consciemment appel à une métaphore, une seule, c’est bien celle-là ! Nous tentons désespérément de rejoindre l’autre. Nous passons même notre vie à rechercher ce corps étranger qui semble pourtant nous ressembler. « Soi-même comme un autre. » : « Les fictions littéraires différent fondamentalement des fictions technologiques en ce qu’elles restent des variations imaginatives autour d’un invariant, la condition corporelle » écrit Paul Ricoeur dans cet ouvrage de 1990.
Je comprends bien que la fascination que ce film a exercée sur moi s’inscrit justement dans l’espace qui se crée avec les êtres de fiction qui partagent ma vie depuis quelques mois du côté des Sources de l’Europe. Je cherche le dessous de leur peau en permanence dans un espace virtuel où ils se matérialisent comme mes amis. Mais de leur peau, je ne sais rien encore.