[note de lecture] Gertrud Kolmar, "Quand je l'aurai tout bu (Poésies 1927-1932)", par René Noël

Par Florence Trocmé

Un poète de notre temps, Gertrud Kolma
 
 

Poète née, Gertrud Kolmar ne vise pas la poésie, elle l'est, ses poèmes inversant le cours de l'utopie. L'utopie a son lieu dans le corps des hommes, du poète. Loin de n'être que mirage, l'utopie déborde, prend de court les regards, les manières de vivre le monde hypnotiques, exclusifs, fixant l'ineffable, tous impossibles, maîtres de leurs oppositions. Plus qu'une lutte contre les injustices, la poésie écrite par Gertrud Kolmar incarne autant la subversion des rêves, de la nuit, que des réalités vécues, diurnes.  
 
Insoumise à l'ordre terrible de son temps (1), cette admiratrice en sa jeunesse de Rilke mesure combien l'ange de la beauté au-dessus des cieux, terreur dans les lettres et l'art, de ce dernier, mesure mal le mal irrémédiable qui bientôt s'emparera de toutes parcelles de réalités. Trakl et Else Lasker-Schüler restent les voyants qui assistent à la levée des vents, chutes de tensions des éléments, veilles d'ouragans, que Gertrud Kolmar prolonge. Ses regards sont ses visions, ses imaginations n'inventent rien, transforment de l'intérieur l'expressionnisme, subvertissent la langue en vertu de ses mémoires. Les soirs où le crépuscule, bleu à peine perceptible parmi les ténèbres, noie autant l'espoir que le désespoir, l'apocalypse elle-même deviendrait -elle terre d'asile aux confins des rêves ? Face à cela, Gertrud Kolmar actualise les figures de style, les allégories et métaphores, adapte le lexique à ces temps où l'inhumain domine déjà l'humain sans fin visible.  
    
Deux recueils sont donnés à lire dans ce premier livre (2), Portrait de femmes et Rêves de bêtes, l'anti-monde absorbant peu à peu toute lumière et nuit, l'éclat singulier de la poésie devient l'unique dehors, une fois le monde - sa survie avec toutes ses énergies, variétés, mémoires et descendances, le ciel partageable, divisé ici-bas - traqué. Hypothèse hautement improbable, l'homme retournant l'incertitude, la peur et l'angoisse communes à toutes espèces de vivants, une fois le devenir de l'humanité stabilisé, la folie, pour partie énergie et puissance de contemplation dévoyées, devenue qualité exemplaire, modèle excentrique d'expression et d'opposition de soi à un ordre sociétal et politique iniques, devient le critère universel qui se retourne contre toute forme de vie. Poésie contre ses parodies qui actent son oubli, son impossibilité, sa convergence avec la pensée d'une origine, d'autant manifeste et étonnante qu'elle ne brade, ne retient rien de ses dons, ne soumet pas le poème à la sentence contre-nature, Gertrud Kolmar écrivant les plénitudes, les essences des objets de la nature, en peintre. Étant passée du regard distinguant les contours des espèces à la vue qui pèse leurs mouvements et leurs énergies, leurs couleurs et destinations, ainsi qu'elle l'écrit à sa sœur, lors d'un séjour à  Hambourg. 
 
La remarque d'Adorno selon lequel une philosophie qui se laisse résumer manque son but (si le réel est aussi simple, à quoi bon l'écrire ? si j'affirme que le nom de dieu est imprononçable et engendre tout réel ou que l'être inaccessible est maître de toutes réalités concrètes et abstraites et que je dois lui obéir sans conditions, ceci afin de justifier un principe de domination naturel qui traverserait l'espèce humaine, certains maîtres de vérité, les autres leur obéissant, à quoi bon m'astreindre à écrire un traité philosophique ?) vaut pour la poésie et tous les arts. Si un poème équivaut à un tableau, à une musique (les lois mathématiques, du rythme, de la cadence s'appliquant aux mots, aux sons, aux couleurs...), à la prose,... à quoi bon l'écrire ? Si un film est bien en deçà de n'importe quel rêve ou tableau, à quoi bon filmer ?... - ce qui n'exclut pas le désir, la volonté, la possibilité tentée de faire correspondre les arts entre eux. À lire Gertrud Kolmar, ses poèmes ont leur nécessité propre. Chaque recueil figure un ensemble cohérent, chaque poème tour à tour chef d'orchestre.  
 
Nombre de poèmes évoquent les thèmes, la liberté altière et créatrice de Paul Celan, écrivant les fables du destin de son temps, une décennie plus tard, lui aussi inspiré et critiquant l'expressionnisme allemand, bercé de légendes hassidiques, dans Pavot et mémoire, ainsi le poème, Les couleuvres (3)
 
Les couleuvres sont assises sur les genoux 
De reines lointaines et vident leurs coupes de leurs langues 
Et portent des couronnes ruisselantes d'or, 
Et portent des yeux, lourds comme des héliotropes, 
 
Et portent d'autres yeux, là des béryls, 
Qui, gouttes d'eau salée, se sont concentrés, durcis, 
Et toute leur parole est un mince silence, 
Et tout leur baiser est piteux et froid.
 
Gertrud Kolmar sauve le temps de ses superstitions et retards. Ni éternelle, ni gnomique, la poésie se transmet grâce à ses imperfections. Autant ses maladresses que ses visions exigent de nouvelles tentatives, ce qui fait d'elle un double de l'espace. 
 
[René Noël] 
 
Gertrud Kolmar, Quand je l'aurai tout bu (Poésies 1927-1932), introduction d'Alain Lercher, traduction de Fernand Cambon, éditons Circé, 2014 
 
1. Juive allemande née en 1894, Gertrud Kolmar projette d'émigrer en Angleterre puis en Palestine, apprend l'hébreu, langue qu'elle choisit pour continuer à écrire sa poésie, reste cependant à Berlin auprès de son père qui refuse de quitter l'Allemagne, assassinée à Auschwitz peu après le 2 mars 1943, jour de sa déportation. À sa soeur réfugiée en Suisse, elle évoque l'amor fati, l'amour du destin - et envoie quelques-uns de ses poèmes à son cousin germain Walter Benjamin dont certains impressionnent celui-ci ; elle aussi a séjourné en France à Dijon, appris le français et lu les poètes français, Rimbaud, Verlaine, Valéry, qui l'ont inspirée. 
2. Un second volume est prévu regroupant La parole des muets, Robespierre, traduit également par Fernand Cambon mort en 2012.  
3. page 227, extrait d'un poème qui compte 7 strophes de quatre vers

[note 8000]