Chose promise, chose due.
Certains lecteurs récents, dont la plume a donné un peu de sang neuf aux discussions qui suivent les billets de ce blog, n'ont probablement pas une connaissance juste de quelques noms liés au vin comme celui, par exemple, de Michel Bettane.
Nous sommes en vacances, et une publication bis ne devrait pas susciter chez d'autres lecteurs un courroux superfétatoire.
Donc, profitant de la sortie prochaine du Guide B+D édition 2015 (gageons enfin qu'on aura un grand millésime) annoncée par Nicolas de Rouyn (ICI), voilà ce que nous écrivions sur Michel Bettane, in extenso, fautes d'orthographe incluses, en 2009. C'est toujours d'actualité et on peut même dire mieux que jamais !
D'autres portraits devraient s'inscrire tantôt.
S'il fallait trouver un humain qui soit la jonction des extrêmes, Michel Bettane ferait parfaitement l'affaire.Lors d'une des premières sessions du GJE en 1996/97. Photo de Peter Knaup © Né aux USA, professeur agrégé de français, trop vite usé par des lycéens trop loin de ses exigences, amateur de musique baroque où son sens critique eut pu dépasser ses analyses vineuses, son rêve était de devenir chef d'orchestre. Il y a comme cela, dans la vie de certains, quelques réalités qu'il ne faut jamais oublier. Dans chef d'orchestre, il y a "chef".
Mais pour mériter cette fonction, encore faut-il en avoir les moyens, les exigences et en bien sentir les contraintes. Regardez ce film extraordinaire "La Tentation de Venus" avec une superbe Glenn Close et un très grand Niels Arestrup. Il y joue un chef d'orchestre qui a un mal fou à monter correctement Tannhäuser à l'opéra alors que sa vie sentimentale parcourt un chemin apocalyptique.
Ce n'est pas facile d'être supérieur aux autres. Très vite, dans le monde de la critique vineuse où il a beaucoup appris au départ avec Michel Dovaz (de plus en plus caustique dilletante) et Spurrier, il a compris que seul le terrain pouvait l'aider à la compréhension des grands vins. Là, dans ce domaine qui est devenu sa seconde passion, il a développé une connaissance, une mémoire, un outil personnel gustatif absolument unique au monde. Je n'hésite pas à le dire : supérieur à quiconque dans ce métier.
Il connait la Bourgogne mieux que bien des bourguignons; les vins du Rhin lui sont tellement familiers qu'il peut vous décrire les terroirs d'une bonne vingtaine de maisons; l'aristocratie bordelaise ne peut venir que nue devant lui, tant il a compris, assimilé, jaugé les arcanes de ce monde en soi, encore tellement marqué par la présence anglaise, construite au XVIIIème pour qui, in fine, le vin a été, est et restera un "business" dont la création du négoce est la plus forte expression.
Les grands producteurs ne s'y trompent pas : ils l'écoutent plus que tout autre, même s'il n' a pas voulu rentrer dans le jeu du pouvoir comme l'a fait Parker qui, ne l'oublions pas, dans les premières éditions de son livre récurrent sur les grands vins, cite Bettane. Il a été le premier à parler en bien du fameux millésime 1982 alors que chacun en donne la paternité au grand Bob.
Alors, un saint ? Un Parfait ? Certes non car, ne l'oublions pas, il est aux antipodes d'une machine à critiques. Il a ses doutes, il a fait, fait, refera des erreurs quand bien même il aime être le seul à le reconnaître... ou presque.
Face à un monde où les données économiques restent un impératif à respecter quand même, il a trouvé, lors de son passage à la RVF le partenaire qu'il lui fallait en la personne de Thierry Desseauve. Ce compère est viscéralement journaliste : il aurait pu réussir aussi bien à Vogue qu'au Chasseur Français. Mais il s'est piqué au vin, le père Bettane le remettant régulièrement dans le droit chemin de la modestie de l'apprentissage. Il a obéit, a compris qui était qui, et après leur départ de la RVF (une revue qu'ils ont portée à bout de bras pendant de longues années en lui donnant une exigence malheureusement perdue), Desseauve est devenu le rail sur lequel, autant que faire se peut, il essaie de contrôler les déraillements intempestifs, fougueux, généreux (trop) de Michel Bettane.
Ces deux là ont réussi alors ces dernières années un parcours quasi sans fautes, et les projets en cours vont en surprendre plus d'un. Oh, ce n'était pas facile au début : on a serré les ceintures, on a compté les budgets au dernier sou, il y a eu des moments difficiles, particulièrement quand il a fallu établir des règles non écrites entre l'indépendance impérative de jugements qu'exigera toujours Michel et les facilités de publicité qu'offre relativement le monde de la production. On touche là le problème récurrent de l'indépendance du journaliste pris entre les demandes plus ou moins fortes, plus ou moins formulées des annonceurs et la liberté de ton dont le juge de paix restera toujours le lecteur attentif.
L'autre pierre d'achoppement de cette liberté était, est et sera les relations établies avec la propriété. On a le droit d'avoir des amis, des familles avec lesquelles un certain degré d'intimité existe. Certes, il y a quelques journalistes comme Clive Coates qui, à l'instar de Montaigne, restent le plus possible à l'écart de cette tentation de Venise mais - ce n'est que mon avis - il leur manque quelque part cette ultime compréhension des choses qu'apporte la connaissance profonde de qui fait quoi. Alors oui, ce n'est pas facile de dire à un ami qu'il fait fausse route, que là il y a un défaut, ici une amélioration à faire, là encore une tendance à la facilité qu'il faut combattre. Pour avoir fréquenté Michel Bettane depuis le début des années 80, je sais combien de fois il a été intransigeant en ce domaine.
Ne se trompe t'il jamais ? N'aurait-il jamais encensé un cru qui, par la suite, se serait révélé quelconque ? Que nenni ! Il est le premier à s'appliquer à lui-même ce sens critique. Et son meilleur élève, Bernard Burtschy a totalement assimilé cette règle fondamentale du critique qui veut durer et garder le respect du lecteur.
Une autre phase très dure de la vie de Michel Bettane a été les jalousies monstrueuses, les ukases d'amateurs fanatisés par la possibilité d'avoir leur "quart d'heure" médiatique. Quelles volées de bois vert n'a t'il pas reçu sur des sites, des blogs où il a été taillé en pièces avec l'habituelle lâcheté de l'anonymat ! Au début, il s'est rebellé, il a feraillé dur avec une rigueur, un ton, une intelligence, un argumentaire que ces petits esprits ne pouvaient simplement pas comprendre : quand on vole avec les aigles, pourquoi se mélanger aux corbeaux ? Ce fut une période dure, de mauvais combats et finalement un peu d'impuissance tant ce mal est devenu récurrent sur l'internet. Mais, sur ce plan, les choses commencent à se calmer : avant la prochaine tempête ?
Il faut bien comprendre que Michel Bettane a un sens de la critique diamétralement opposé aux anglo-saxons. Son propos ne sera jamais d'aller dans le sens du poil du lecteur, mais bien plus et surtout de lui donner des lignes de réflexion personnelle basées sur sa propre expérience et sa propre définition du grand vin, l'exigence suprême. Certes, il ne demandera jamais à ce qu'on le suive en tout : il a pleine conscience de ses propres limites. In fine, chacun peut prendre ce qu'il veut dans ses analyses et il sera toujours prêt à en débattre, pour autant que cela se fasse dans le respect d'autrui et surtout dans l'écoute.
Michel Bettane fait partie du GJE où, comme on le sait, il déguste à l'aveugle. Oh que oui, il a eu des pressions pour quitter notre groupe auquel il a donné, donne une caution de poids. Ses discussions, parfois vives, avec le fougueux docteur Régamey restent des moments d'anthologie pour tous ceux qui ont assisté à ces debriefings fascinants qui suivent nos dégustations. C'est lui qui a exigé que je prenne Bernard Burtschy pour qu'il applique un modèle statistique spécifique aux résultats, faute de quoi, il quittait le GJE. Exigeant, je ne vous dis que ça.
Lors des petits séminaires qu'on organise à Villa d'Este - j'ai les enregistrements - il me souvient de cette table ronde sur le rôle de la critique et cette autre sur l'évolution de la Bourgogne qui sont simplement des monuments d'intelligence, tant l'argumentaire était rigoureux, implacable, précis. A t'il toujours raison ? Bien sûr que non, car comme tout un chacun, il est pétri de contradictions, d'incertitudes, de devenirs différents. Il affinera toujours son goût, le style de ce qu'il demande à un vin.
Il connaît parfaitement les impératifs économiques de la production et plus que quiconque, il sait à quel point juger un vin en 5 minutes et donner une opinion sur le travail d'une année.
L'homme n'est pas parfait. Mais il fait partie des gens qui le savent. Cela change tout.
J'aime aussi quand il parle cuisine, quand il évoque les grands repas qu'il a fait ici ou là, notamment chez Dutournier ou Nadia Santini. Il applique à la critique gastronomique la même intelligence, la même acuité qu'au vin: c'est simplement remarquable. J'attends le moment où, avec le Grand Jacques qui lui ressemble sur tant de points, nous aurons quelques discussions où fuseront les avis, les attaques, les certitudes... et incertitudes. Peut-être quand Perrin nous réunira autour de quelques mets qu'acceptera de nous préparer le meilleur de tous, Fredy Girardet ? Et je le lancerai alors, entre le fromage et la poire, sur Karl Richter, Celibidache et Bach : là, ça va chauffer !
Revenons au vin. J'ai un rêve. Que Thierry Desseauve lui lâche un peu la grappe pour qu'enfin, Michel Bettane puisse écrire "le" livre sur la Bourgogne et les rieslings, le cépage qu'il aime tant pour sa pureté, sa finesse, son élégance absolument unique.
Biographie, hagiographie ? Ni l'une ni l'autre : simplement le portrait trop rapide d'un homme qui, dans son domaine d'activité, a été, est et restera unique. Il va me morigéner, c'est sûr. Mais il est temps, je crois, que quelqu'un explique un peu, pour le connaître suffisamment, qui il est réellement.
Un très grand Monsieur.