Dans un tourbillon désordonné d’images, Luc Besson essaie de tout englober, l’instantanéité et le cours du temps, le présent et les origines de l’homme, le mouvement des planètes et celui des cellules, l’être humain et l’univers tout entier. Lorgnant à la fois vers le sens ultime des choses et vers le fantasme marketing des nouvelles technologies, Lucy est un film aussi grossier que passionnant, rythmé et décérébré, un témoignage de nos rêves d’omniprésence et d’omniscience en ce début de XXIème siècle. Porté par la présence fascinante de Scarlett Johansson.
Synopsis : Piégée par la mafia, une jeune étudiante subit l’effet d’une drogue qui développe ses capacités intellectuelles à l’infini. Elle acquiert petit à petit des pouvoirs illimités.
Luc Besson a toujours été fasciné par les superhéroïnes, les sur-femmes, plastiquement parfaites, fondamentalement supérieures au reste de l’humanité. Et si elles ne sont pas toujours conscientes de leur importance, elles sont pourtant la clé du salut. Héroïnes malgré elles, elles sont toujours naïves, fragiles, perdues, elles ont souvent besoin d’un protecteur qui ne pourra qu’admirer l’étendue de leur pouvoir.Anne Parillaud dans Nikita, Milla Jovovich dans Le Cinquième élément et Jeanne d’Arc, Rie Rasmussen dans Angel-A, même Natalie Portman dans Léon et Louise Bourgoin dans Adèle Blanc-Sec participent à cette logique de sublimation de la femme, seul être assez beau et innocent, assez pur pour porter l’espoir de l’humanité. Chez Besson, la puissance brute va toujours de paire avec la pure innocence. Le fantasme de la femme-enfant qui découvre qui elle est, l’étendue de son pouvoir et l’immensité de sa mission.
Lucy, encore un titre de film qui est le nom de son héroïne, est l’aboutissement logique de ce fantasme. Car si l’héroïne bessonnienne avait déjà flirté avec Dieu (dans Le Cinquième élément, dans Jeanne d’Arc, dans Angel-A), elle n’avait jamais été aussi toute-puissante.
A ce titre, le choix de Scarlett Johansson pour le rôle principal est tout sauf anodin. Après Her et Under the skin, l’actrice apparaît pour la troisième fois en quelques mois sous les traits d’un personnage surhumain, désincarné, dont la conscience et l’humanité sont questionnées à travers la perfection d’un corps ou d’une voix.
Scarlett Johansson est le fantasme ultime de notre époque, la femme absolument parfaite. Comme si les trois films racontaient une même aventure, la déconstruction d’un être, la tentative de découper l’actrice, de l’examiner par petits bouts, par lamelles, la tentative de percer le secret, à la fois de l’être humain et du fantasme de cinéma, de la femme et de l’icône, de la conscience et du corps, de l’actrice qui prête son corps (ou sa voix) et des personnages qui s’y incarnent (ou s’y désincarnent).
Scarlett Johansson elle-même avait-elle conscience qu’en acceptant coup sur coup ces trois rôles de science-fiction, elle allait être livrée à une telle décomposition de son image, de son corps et de son jeu? Ainsi, dans ce triptyque saisissant mené par trois réalisateurs qui n’ont pas grand chose en commun, on peut voir certaines des images les plus fascinantes du cinéma de 2014, d’autant plus fascinantes qu’elles se répondent et s’interrogent indéfiniment.
Dans Her, la voix suave de Scarlett associée à un téléphone portable ou au corps d’une autre jeune femme ; dans Under the skin, l’actrice se déshabillant lentement pour piéger des hommes subjugués, ou le corps de Scarlett observant dans ses mains son propre visage, qu’elle vient d’enlever de sa tête comme on enlèverait une cagoule, et dans ce regard échangé, les yeux profonds et inquiets de ce visage devenu simple masque ; dans Lucy enfin, ce corps qui se désintègre peu à peu, qui s’effrite dans un avion, qui se reconstruit en ordinateur, qui finit par disparaître totalement, par s’effacer, pour réapparaître dans le corps d’un simple texto. Lucy finit par se virtualiser, devenant Her, la femme idéale de Spike Jonze.
En trois films, Scarlett Johansson se sera à chaque fois débarrassée de son corps, pour n’en garder que l’essence, une voix, un regard, une pensée. Jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, la voix, le regard et la pensée s’en allant finalement vers des ailleurs inaccessibles au commun des mortels. En pure conscience, en simple enveloppe ou en intelligence universelle, la femme Scarlett Johansson est à chaque fois détruite, déshumanisée, désindividualisée, jusqu’à fusionner, dans Lucy, avec l’existence tout entière.
Dans cette quête panthéiste de l’absolu, Luc Besson pense à Kubrick (quand il explore l’espace et le cosmos) et à Malick (quand il plie le temps, depuis le présent jusqu’aux recoins de la création), essorant 2001, L’Odyssée de l’Espace et The Tree of Life de leur sens, pour n’en garder que les images. A mi-chemin entre les visions métaphysiques des cinéastes qu’il copie et les fantasmes marketing des publicités pour Internet et smartphones, quelque part entre la fascination existentielle pour le grand Tout et la fantaisie ludique des nouvelles technologies, entre l’infinie incompréhension de l’homme pour son univers et les possibilités illimitées du progrès technologique, Besson met en image le rêve moderne d’être partout à la fois, de tout contrôler, d’avoir tout à portée de main. L’hallucination qu’il n’y a plus d’ailleurs, que tout est hyperprésent, immédiat, enregistrable sur une clé usb.
Et tant pis si tout s’emmêle dans le récit et les dialogues de Lucy. Les considérations pseudo-scientifiques et pseudo-philosophiques n’ont pas beaucoup de sens, le scénario lui-même repose sur une hypothèse absolument fausse (les fameux 10% de cerveau utilisés par les êtres humains), et le film n’hésite pas à faire des allers-retours insensés du thriller musclé à la Taken au conte philosophique à la Matrix, sans que l’un ne justifie vraiment l’autre, si ce n’est sur le plan du pur divertissement.
Il ressort pourtant de cette soupe invraisemblable des scènes d’action réussies (Lucy doit ouvrir une valise dont on ne sait pas ce qu’elle contient ; son corps enchaîné au mur devient incontrôlable et se heurte aux parois de la pièce, tandis que la drogue fait son effet ; les tueurs se retrouvent eux-aussi dépossédés de leurs mouvements, collés au plafond comme de vulgaires insectes) et des visions pas vraiment nouvelles mais pourtant étonnantes (Time Square remontant le fil du temps ; Paris recouvert de traits colorés, comme les empreintes de toutes les personnes qui y vivent).
Même l’utilisation systématique du montage parallèle dans la première moitié du film est surprenante, bien qu’elle n’apporte pas grand chose au niveau du sens. Scarlett Johansson est cernée par la mafia comme une gazelle par des panthères. Aucune signification nouvelle, mais un rythme, une connexion. Dans Lucy, tout est connecté, les êtres humains et les animaux, l’infiniment petit et l’infiniment grand, le cerveau d’un individu et le monde dans lequel il évolue.
En 1h30, Luc Besson n’a pas vraiment le temps d’approfondir quoi que ce soit, mais il y a fort à parier qu’il s’en fout. Le réalisateur superpose les images, espérant que de cette frénésie jaillira une étincelle, une signification. Kubrick avait pris le temps d’explorer tour à tour le singe, le cosmos et l’intelligence artificielle comme autant de limites à l’homme. Besson passe le tout dans un mixeur géant : il ne s’agit plus de limites, mais de toute-puissance. A ce titre, Lucy est un formidable témoignage de notre temps et de nos aspirations nouvelles. Everything is connected. L’homme de Besson (tout comme son film, tout comme le spectateur) ne s’interroge pas, il s’amuse, il jouit. Quitte à subir ce qui lui arrive, dépassé par le grand tout dans lequel il évolue, heureux et hébété.
On revient alors à la formidable performance de Scarlett Johansson. Perdue d’un bout à l’autre du film, même quand elle devient le réceptacle du savoir universel. Dans Lucy, le but de la vie est de transmettre, comme ailleurs il est de produire. Dans une société de l’hyperinformation, il s’agit de toujours plus communiquer. Alors l’individu, devenu un pur outil, se désagrège. Il ne reste de nous, hommes du XXIème siècle emportés à toute allure et coûte que coûte vers la transmission désordonnée d’informations, qu’un simple texto. Peu à peu, Lucy / Scarlett Johansson devient impassible, presque robotique, presque abrutie. C’est que traversée par des flux gigantesques d’informations, elle se trouve finalement essorée de son âme et de son intelligence.
Note : 6/10
Lucy
Un film de Luc Besson avec Scarlett Johansson, Morgan Freeman et Min-sik Choi
Science-fiction – France – 1h29 – Sorti le 6 août 2014