-Affiche illustrant la participation de l'Eglise à la Grande Guerre. 1925. Saint-Ouen-
L’actualité nous invite plus que jamais à faire mémoire des débuts de la Première Guerre Mondiale (1914-1918) qui a tant ravagé l’Europe et, en particulier la France, et qui a également bouleversé radicalement les assises d’une société conservatrice qui, en ce début de XXème siècle, se nourrissait essentiellement de l’idéologie du progrès, grâce à une science triomphaliste. L’historiographie récente a fortement renouvelé la diversité des études sur le thème de la « Grande Guerre ». Au sein de cette diversité, il est un aspect de cette guerre qui est souvent méconnu par nombre de nos contemporains : l’aspect religieux. En effet, même si la religion est loin d’occuper la première place durant la Première Guerre Mondiale, elle joue tout de même un rôle non-négligeable, et parfois même, important. Dans une Europe chrétienne où Dieu est encore bien présent dans les esprits et les cœurs, les Eglises catholique et protestantes sont « mobilisées » par les Etats, à leur compte, contre l’ennemi. Baptême du feu, union sacrée, voie sacrée, guerre sainte, sacralisation de l’espace perdu puis reconquis, croyance que l’acte guerrier a des vertus et que la mort au front est gage de Salut éternel, vocabulaire et symbolisme religieux, etc. sont autant de signes forts qui nous invitent à explorer la place tenue par le christianisme dans la couverture idéologique des conflits, son usage dans la mobilisation des opinions, sa part enfin, dans la mesure où celle-ci peut être « approchée », dans les motivations des soldats. « Espérer, croire, communier, légitimer, sacraliser, sacrifier… toutes ces fonctions religieuses sont en effet réactivées dès le mois d’août 1914, pour les besoins de la première « guerre totale », dans une Europe que les positivismes[1] du XIXème siècle avaient jugée un peu trop vite « arrachée à la croyance ». »[2].
Dans quelle mesure le christianisme a-t-il été détourné de ses fondements évangéliques de paix et de justice afin de favoriser le déferlement des violences durant le premier conflit mondial, et par qui ce détournement a-t-il été opéré ? Quelle était la finalité d’une telle « mobilisation » du religieux à une époque où la science et le progrès semblaient lui être davantage préférés ? Quelles ont été les conséquences d’une telle mobilisation ?
UNE GUERRE SAINTE POUR LA PATRIE Le 1er août 1914, au cœur du plus bel été que l’Europe occidentale ait connu depuis le début du XXème siècle, le tocsin retentit dans le ciel de France, annonçant la malheureuse nouvelle : les hommes sont mobilisés pour la guerre. Deux jours plus tard, la France est officiellement en guerre contre l’Allemagne qui vient de la lui déclarer, entraînant ainsi l’Europe dans un conflit que la plupart des dirigeants des peuples croient qu’il sera bref et « salutaire ». Si on observe des scènes de liesse ici ou là, et particulièrement en région parisienne, la plupart des Français, ruraux et paysans, ne rejoignent pas le front « la fleure au fusil » : la mobilisation générale est décrétée alors que les travaux des champs ne sont pas achevés, ce qui ne les arrangent absolument pas, d’autant que les récoltes sont bonnes. La situation est semblable dans les autres pays européens, encore largement ruraux en ce début du XXème siècle. Il faut donc mobiliser les esprits et faire en sorte que les hommes soient pleinement prêts à lutter pour la patrie, voire même à mourir pour elle. Parmi les nombreux moyens utilisés, la religion en est un important. En Belgique par exemple, le cardinal Mercier (1851-1926), archevêque de Malines, devenu en l’absence du roi Albert et des autorités légitimes, la voix et la conscience de toute la Belgique envahie puis occupée par les Allemands, au mépris de son statut de neutralité, compare cette agression à une « profanation sacrilège », et les soldats tombés pour leur pays à des « saints », sinon des « martyrs » : « Celui qui meurt pour sauver ses frères, pour protéger les foyers et les autels de son pays, réalise la plus haute forme d’amour… Nous sommes en droit d’espérer pour lui la couronne immortelle qui ceint le front des élus. »[3]. En Russie, où l’Eglise orthodoxe est alors entièrement soumise à l’Etat impérial dirigé par le Tsar Nicolas II, c’est la foi qui sert de prétexte à l’entrée en guerre. En effet, la Sainte Russie doit retrouver son prestige perdu, et beaucoup de personnalités autour du Tsar sont convaincues qu’une guerre victorieuse le lui permettra. Ainsi, le 28 juillet 1914, lorsque la mobilisation générale est décrétée par l’Etat, la Russie entend surtout voler au secours de la Serbie, sa petite sœur dans la foi. En Allemagne, Dieu Lui-même est directement mobilisé et nationalisé, avec la célèbre phrase, Gott mit uns (« Dieu avec nous »), gravée sur le ceinturon des soldats du Kaiser Guillaume II, ceinturon qui du reste devient le symbole (et le repoussoir) des usages guerriers du religieux. Dès l’annonce de la mobilisation le 1eraoût, une foule immense est réunie à Berlin sur l’Alexanderplatz : elle entonne le choral luthérien Gott, tief im Herz. C’est alors que les ecclésiastiques allemands, glissant vers un bellicisme décidé, en profitent pour attester leur loyauté à l’empereur, assimilant ainsi service de Dieu et service de la guerre. Otto Dibelius (1880-1967), pasteur protestant, n’hésite pas à comparer l’entrée en guerre à l’effusion du Saint-Esprit lors de la Pentecôte. Ainsi, en Europe, au début du premier conflit mondial de l’Histoire, c’est pour beaucoup une véritable « guerre sainte » qui commence.
En France, pays où Eglises et Etat sont strictement séparés depuis 1905 et où la sécularisation est déjà plus avancée qu’ailleurs en Europe, l’intervention du cardinal Billot (1846-1931) est sans nul doute véritablement plus « chrétienne » que toutes celles que nous venons d’évoquer jusqu’à présent. Patriote et fin théologien, gardien très scrupuleux d’une doctrine catholique intransigeante, le prélat de curie met en garde ses coreligionnaires contre la tentation de remplacer Dieu par la patrie et, de transférer sur la nation les caractères de « corps mystique » n’appartenant qu’à l’Eglise. Billot se montre ici théologien plus strict que son confrère belge, le cardinal Mercier. Or, en mêlant inextricablement le devoir patriotique au devoir religieux, le cardinal Mercier exprimait une des convictions les plus enracinées dans l’Europe de 1914, très inégalement sécularisée comme nous l’avons évoqué ci-avant. La France fait donc figure d’exception, néanmoins, l’intervention du cardinal Billot met en exergue la véritable attitude chrétienne qui consiste à s’opposer à la violence au profit de la paix et de l’entente entre les hommes. Cela ne signifie pas qu’en France, Dieu ou la religion ne soient pas utilisés pour mobiliser les esprits. Le 4 août 1914, le Président du Conseil René Viviani, lit devant la Chambre des députés, le message que vient de lui envoyer le Président de la République, Raymond Poincaré. Ce dernier appelle tous les Français à l’ « Union sacrée » devant l’ennemi allemand. Par les termes employés, dont la connotation est explicite, le Président souhaite l’avènement d’une paix véritable entre toutes les familles politiques, mais aussi et surtout, l’opinion ne s’y trompe guère, avec l’Eglise catholique, malmenée par la IIIème République depuis plus d’une décennie. Tous les Français doivent s’unir afin de parvenir à la victoire finale. Dans un élan d’Union sacrée, des responsables religieux, et notamment catholiques, organisent ainsi des prières publiques/officielles en faveur de la France et de ses soldats. La vocation de la France, «fille aînée de l’Eglise » est à nouveau mise en exergue, et toute l’Histoire nationale est convoquée, et dans toutes ses interprétations : les catholiques invoquent surtout Jeanne d’Arc, béatifiée seulement en 1909. Au front, la guerre sainte l’est d’autant plus qu’elle consiste à abattre un ennemi diabolisé au maximum. Chaque camp invoque son Dieu pour remporter les combats. Les Etats confient généralement à l’institution religieuse le soin de gérer la protection de la patrie et des soldats, l’absolution, le deuil. En France par exemple, pays composé majoritairement de catholiques, les dévotions se multiplient pour attirer les bonnes grâces divines : messes, ex-voto, médailles, construction d’oratoires ou de chapelles, etc. Les combattants eux-mêmes, qui côtoient la mort quotidiennement, recherchent ces objets de piété et de dévotion qui se développent de plus en plus : ainsi Annette Becker a-t-elle montré dans ses recherches historiques que le Français mourait souvent avec la médaille du Sacré-Cœur de Jésus ou le chapelet au poignet, tandis que l’Allemand mourait lui avec la Bible ou un recueil de cantiques religieux dans ses mains ou dans sa poche[4]. De plus, au front, et particulièrement durant la guerre des tranchées (1915-1918), l’Eglise est bien présente au milieu de la misère humaine. Renouant avec la figure contestée du « prêtre-soldat », la République, au moins pour le cas français, a mobilisé, pendant toute la guerre, près de 25 000 prêtres et séminaristes : ces derniers connaissent, comme les autres combattants et à leur place de simples soldats, d’officiers, d’aumôniers, d’infirmiers, de brancardiers, les affres et les humiliations de la « Grande Guerre », le « baptême dans le réel », selon la formule du jeune brancardier Pierre Teilhard de Chardin. Au front, beaucoup d’entre eux ne se contentent pas de dire la messe, de faire des prières ou d’administrer les derniers sacrements avant que la mort ne vienne faucher tel ou tel soldat. Au contraire, ils déploient une inlassable activité au service du peuple misérable qui leur est confié, heureux de sceller dans le sang versé ce que nombre d’ecclésiastiques considèrent comme leurs « retrouvailles avec le peuple ». Ce que les historiens ont appelé la « fraternité des tranchées » est une réalité sans équivalent dans le passé, et qui constitue pour le prêtre ou le futur prêtre une expérience pastorale radicalement nouvelle. « N’ayant guère connu que des masses chrétiennes largement féminisées, les clercs sont plongés, sans reculade possible, dans un milieu totalement masculin, souvent étranger à l’Eglise, aux prises avec des passions souvent brutales, des modes de vie et des schémas de pensée à des années-lumière de ceux du séminaire. »[5].
LE SCANDALE D’UNE GUERRE DE RELIGION ENTRE FIDELES DU CHRIST Durant la Première Guerre Mondiale, l’Europe offre un triste spectacle : celui de veilles nations chrétiennes s’entretuant volontiers, dans une guerre dont il n’est même pas possible d’affirmer qu’elle est « juste », et qui, pour la première fois, dans un but de destruction et de mort, utilise toutes les ressources d’une industrie en plein essor. Ce qui est véritablement scandaleux, c’est que ces chrétiens qui se font la guerre sont soutenus par leurs guides spirituels, qu’ils soient prêtres catholiques ou pasteurs protestants, ces derniers n’hésitant pas à bénir leurs fidèles dans toute leur ardeur guerrière. Les appels à la paix du Pape Benoit XV ou du grand écrivain français Romain Rolland restent lettre morte. Romain Rolland déclarera d’ailleurs du souverain pontife qu’il « est un vrai chrétien. On serait tenté de dire qu’il est le seul. Il manque d’intrépidité… il ne sait pas parler du haut de la chaire de Pierre ; mais il parle en âme meurtrie dans son affection paternelle, blessée dans sa raison, saignante dans sa foi ». La non-réception, chez les clercs et les fidèles catholiques, des appels à la paix du Pape Benoit XV est sans doute un des actes les plus graves à mettre au passif de l’Eglise de France. Et pourtant, le Saint-Père avait déployé tout son talent rhétorique pour toucher en son cœur même la vieille nation chrétienne : « Que les dirigeants des peuples en guerre considèrent qu’assez de misères et de deuils accablent cette vie mortelle et qu’il n’y a vraiment pas sujet à la rendre plus misérable ; qu’ils estiment qu’il y a assez de ruines, assez de sang versé ; qu’ils se résolvent donc à entrer dans les voies de la paix et à se tendre la main… ». Et le Pape d’ajouter encore « Nous avons été frappés d’une horreur et d’une angoisse inexprimables par le spectacle monstrueux de cette guerre, dans laquelle une si grande partie de l’Europe, ravagée par le fer et par le feu, ruisselle de sang chrétien… ». Mais, en France en tout cas, comme dans bien d’autres pays européens, on préfère applaudir ceux qui attisent la haine contre l’ennemi. Ainsi, le 10 décembre 1917, en l’église parisienne de la Madeleine, le « saint coup de gueule » du père Sertillanges, en écho à une note papale appelant à la paix, est salué promptement. Le prêtre déclare : « Très Saint-Père, nous ne pouvons pas, pour l’instant, retenir vos appels de paix. Nous sommes des fils qui disent parfois : Non ! non ! comme le rebelle apparent de l’Evangile… ». Et puisque Benoit XV semble compter, pour établir la paix, sur l’appui du tout jeune empereur austro-hongrois Charles Ier[6], on le surnomme très vite le « pape boche ». Avant le déclenchement de la guerre, alors que les tensions internationales allaient croissant et que se mettait en place l’engrenage des alliances, plusieurs initiatives avaient pourtant voulu prévenir l’éclatement du conflit, souhaitant notamment la mise en place d’un nouvel ordre européen fondé sur l’arbitrage international ainsi qu’une organisation juridique des Etats. Dans ce but, la réflexion juridique avait renoué avec l’œuvre de grands théologiens scolastiques, comme le dominicain Vitoria ou le jésuite Suarez[7], deux religieux qui avaient été, avant Grotius, les premiers penseurs du Droit international moderne. Cependant, même si ces penseurs portent l’idéal de paix entre les nations, les milieux confessionnels européens restent généralement assez hostiles à l’endroit de projets teintés d’internationalisme. D’autant plus qu’une fois la guerre déclarée, au moins pour le cas français, la République, adoptant le discours de l’Union sacrée, prêche une véritable « croisade » contre une Allemagne désignée comme la principale responsable du conflit et, que le viol de la neutralité belge a chargée d’un crime jugé imprescriptible. Les pacifistes eux-mêmes sont pris au jeu malheureux de la guerre, car ils en viennent à penser que seule une victoire nette pourrait permettre de fonder le nouvel ordre international espéré. En octobre 1916, le pasteur Henri Blois explique que cette guerre est « la guerre de Jésus ». Il dit notamment : « Nous savons tous qu’il ne peut être question de déposer les armes avant que les ennemis de la civilisation et de l’humanité soient mis dans l’impossibilité de recommencer semblable aventure ». Le conflit entre chrétiens ne s’arrête pas à la guerre officielle entre les différents pays belligérants. En marge de la « croisade officielle », il y a des « croisés » qui prennent prétexte du conflit mondial pour mener leurs propres guerres privées, affaiblissant ainsi d’autant plus le « corps mystique » du Christ. Par exemple, l’incendie de la cathédrale de Reims et de plusieurs églises des régions envahies par les Allemands réveille chez certains, « catholiques et Français toujours », les vieilles rancœurs liées notamment au souvenir d’une guerre de Trente ans (1618-1648) qu’ils n’ont même pas connu. Ainsi, ces Français passent facilement du service de Dieu à celui des armes. Ils voient dans la Première Guerre Mondiale l’occasion de prolonger la gesta Dei per Francos (« la main de Dieu pour les Français »). A cette rancœur se mêlent bien d’autres sentiments, comme la nostalgie de la Chrétienté ou celle de la vocation chrétienne de la « Fille aînée de l’Eglise », le désir de panache, etc. Certains grands écrivains illustrent fort bien cette génération « française et catholique toujours », pour qui la France a tout son rôle à jouer dans la défense de la foi et de l’Eglise. C’est notamment le cas de Charles Péguy (1873-1914), qui écrit dans Le Mystère des Saints Innocents, en 1912, ces quelques phrases : « Peuple soldat, dit Dieu, rien de vaut le Français dans la bataille. Et ainsi rien ne vaut le Français dans la croisade. (…) Or il y a toujours la bataille, dit Dieu, il y a toujours la croisade. ». Un autre auteur, Paul Claudel, écrit aussi au moment de la bataille de la Marne, au tout début de la guerre : « Que c’est beau, cette grande bataille qui se livre en ce moment sur toute notre frontière avec saint Rémy et le baptistère de la France au centre, sainte Geneviève à notre gauche, et Jeanne d’Arc à notre droite. Et cette cathédrale (de Reims) comme un drapeau, comme une vieille mère au milieu de ses enfants que bombardent ces fils de Luther, toutes les hordes de la sombre Germanie ! Les protestants détestent tellement la Sainte Vierge ! (…) Voici octobre, le mois du Rosaire, il nous apportera la victoire, contre les armées du Diable, contre les hordes de Luther. ». Il convient ici de faire deux remarques : le scandale d’une guerre de religion entre chrétiens est nuancé par de véritables moments de fraternité entre les soldats ennemis ; il n’y a pas que les chrétiens qui sont en conflit les uns contre les autres. Tout d’abord, revenons sur cette réalité assez méconnue des quelques moments de fraternité qu’on a pu observer ici où là entre combattants ennemis. C’est notamment le cas à l’occasion de Noël 1914, où soldats allemands et alliés fraternisent un court instant pour fêter ensemble, entre chrétiens, la naissance du Sauveur. Le film Joyeux Noël de Christian Carion, sorti en 2005, a mis en exergue ces scènes de fraternisation, survenues en divers endroits du front la sainte nuit de Noël 1914. Toutes sont attestées par des témoignages ou preuves historiques. Les fraternisations, l’envoi de sapins dans les tranchées allemandes, la partie de football, les échanges de denrées, les chants, la messe de Noël commune dans le no man’s land, la trêve pour relever les corps, etc. sont autant de signes concrets d’une conscience d’appartenir à une même humanité issue d’un Dieu qui n’a pas hésité à s’incarner dans le monde pour le Salut du genre humain. Cependant, ces scènes sont extrêmement rares, et elles sont sanctionnées par les hiérarchies militaires. Enfin, il faut également remarquer que durant la « Grande Guerre », les chrétiens sont aussi en conflit contre les musulmans. En effet, l’alliance des Empires centraux avec l’Empire ottoman entraîne le sultan Mehmet V, dès novembre 1914, à appeler tous les musulmans au jihad contre la France et l’Angleterre. Si cet appel rencontre peu de succès à l’encontre des puissances occidentales, se sont les chrétiens d’Orient qui en font les frais : en 1915 par exemple, les chrétiens d’Arménie doivent faire face à un véritable génocide. Quant aux Occidentaux, ils se dirigent vers les Lieux Saints pour les arracher des mains ottomanes. Croisade contre jihad, la Première Guerre Mondiale a aussi cet aspect de guerre interreligieuse.
A L’ARRIERE LA RELIGION EST SOURCE D’ESPERANCE ET DE FORCE A l’arrière, la religion collabore étroitement avec l’Etat afin de soutenir l’effort de guerre en maintenant le moral et l’espérance des populations civiles. C’est le cas en France, où l’Eglise catholique, réconciliée avec la République laïque grâce à l’Union sacrée, met tout en œuvre pour favoriser la victoire finale. Parmi les diverses actions menées par le clergé pour favoriser cette victoire, il y a notamment l’action que les clercs mènent auprès des fidèles pour participer à l’emprunt national, ce qui est très apprécié par les dirigeants du pays. Au cours de la « Grande Guerre », le gouvernement français fait appel à l’épiscopat afin que celui-ci soutienne l’emprunt national. L’Eglise, grâce à sa presse paroissiale et à la messe, a la possibilité de mobiliser les masses, et surtout les consciences. A partir de 1915, chaque année, les évêques de France lancent un appel aux catholiques : ces derniers sont invités à prêter de l’argent à l’Etat afin de soutenir financièrement l’effort de guerre de la nation. Les brochures de l’abbé Eugène Duplessy, Catholiques, votre or à la France, sont restées célèbres. D’abord improvisées, les exhortations deviennent rapidement de véritables campagnes organisées par les secrétariats des diocèses. La motivation évoquée par les ecclésiastiques est en premier lieu le patriotisme, ainsi que le devoir envers les soldats au front, qui ont besoin de ravitaillement et de munitions pour défendre la patrie agressée. Même s’il est difficile de mesurer la réelle influence du clergé sur les fidèles, il est certain que l’Eglise a réussi à convaincre les catholiques français les plus récalcitrants, qui auraient donné difficilement à un Etat laïque. Grâce à cette action de l’Eglise, patriotisme et foi catholique ne sont plus désormais incompatibles. De plus, avec le soutien de l’Eglise, l’emprunt national est vraiment devenu une réalisation nationale alliant toutes les catégories de citoyens, au lieu de s’imposer telle une exhortation étatique. Ainsi, il apparaît véritablement que le clergé français participe à la mobilisation nationale, que se soit grâce aux prêtres ou séminaristes envoyés au front, ou encore que se soit grâce à ces campagnes épiscopales que nous venons d’évoquer pour favoriser le financement de l’effort de guerre de l’Etat. En octobre 1916, Georges Goyau, Académicien et catholique libéral écrit ceci : « L’Eglise de France, au cours de cette guerre, a pu mesurer elle-même et faire mesurer aux Français la place qu’elle occupe dans la vie nationale. Il a suffi qu’un homme d’Etat, quel que fussent ses propres sentiments, trouvât et prononça le mot Union sacrée pour que (…) l’Eglise (…) fut invitée à redevenir la collaboratrice normale de la bienfaisance officielle (…) ». Dès les premiers combats de l’année 1914, les femmes catholiques se font également remarquer : des dames appartenant à des ligues féminines catholiques, créées au début du XXème siècle en réaction à l’agitation anticléricale et à la loi des associations (1904), s’engagent dans des œuvres sociales pour aider les combattants, accueillir et loger les réfugiés et pour soutenir leur moral. C’est la naissance du catholicisme social féminin. A Lyon par exemple, la Ligue des Femmes Françaises (LFF) distribue, à la gare de Perrache, des boissons chaudes ainsi que des repas aux soldats qui passent. Une autre ligue, la Ligue Patriotique des Françaises (LPDF), possède dans plusieurs grandes villes françaises des ouvroirs (lieux où des personnes travaillent en commun) : elle en a trente-trois à Paris qui emploient et rémunèrent 30 000 femmes travaillant pour le blessés et les soldats. Les exhortations des évêques et des curés favorisent grandement l’essor de ces ligues féminines catholiques. Certaines ligues se montrent d’ailleurs même trop actives dans les œuvres sociales pour l’administration républicaine. Beaucoup de clercs non-mobilisés se retrouvent eux-mêmes à la tête d’œuvres sociales, soutenus dans leur action par un laïcat engagé plus que jamais. Si la Première Guerre Mondiale a renforcé le rôle des femmes au sein de la société française, elle a particulièrement levé l’estime des femmes catholiques parmi le peuple. Certes, il ne faut pas oublier le travail et l’engagement des religieuses qui, elles aussi, rendent de nombreux services dans les hôpitaux à l’arrière ou au front : certaines d’entre-elles vont même être décorées de la croix de la Légion d’honneur après la guerre. Pourtant, il semble que le travail réalisé par les femmes catholiques durant la guerre, pour absorber les conséquences des bouleversements induits par le conflit (réfugiés, orphelins, blessés, etc.), a été indispensable pour maintenir l’ordre intérieur et, par conséquent, bien apprécié par les autorités et la population. Enfin, pendant la guerre, on observe, en France et dans toute l’Europe, un essor considérable du fait religieux, dans deux perspectives essentielles : chaque camp souhaite attirer les bonnes grâces du Ciel en sa faveur contre l’ennemi, comme nous l’avons évoqué précédemment ; au sein des populations, la foi est une force inépuisable, une source d’espérance et de lumière au sein d’un univers de ténèbres et de violences multiples. Pour nombre de femmes, la foi permet de tenir bon, alors qu’au même moment tombent au champ d’honneur quantité de pères, de frères, de maris ou d’amis. En revanche, la guerre produit parfois l’effet inverse : de telles horreurs ne peuvent s’accommoder avec l’idée de Dieu, et donc de religion. Même au front, beaucoup de soldats perdent toute croyance, du fait de l’enfer qu’ils vivent au quotidien. En fait, on observe que, plus la guerre se prolonge, avec des « enfers » comme la Somme et Verdun, plus le soldat perd de son humanité : la peur endémique de la mort, le sentiment de n’être qu’un rouage d’une folle et cruelle machine, la résignation désespérée à une guerre interminable, la révolte secrète, qui parfois explose comme au Chemin des dames en 1917, rendent les « poilus » de moins en moins capables de considérations métaphysiques. Il n’empêche que le christianisme reste un puissant vecteur d’unité nationale et de force mentale au sein des populations, comme dans les armées engagées. Aucune guerre antérieure ne peut être comparée, de près ou de loin, à la Première Guerre Mondiale. Celle-ci est la première des guerres « totales » ou « modernes » que le XXème siècle va tristement connaître en trop grand nombre. Dieu et la religion ne sont pas les grands absents de ce conflit aux accents tragiques. Et pourtant, le message que véhicule le christianisme est aux antipodes des réalités belliqueuses de ce début de XXème siècle. Comment dès lors expliquer que dans tous les pays engagés dans la guerre, la religion soit un des moyens utilisés pour servir la cause de la machine de la mort ? Dans la plupart des pays européens, la confusion du politique et du religieux est une explication plausible : c’est le cas pour la Russie, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne ou encore la Belgique. Dans ces pays, l’Etat utilise la religion et le nom de Dieu afin d’embrigader les masses. Mais parfois, des clercs eux-mêmes adoptent un discours belliqueux : cela est le résultat d’une trop grande imbrication, depuis la fin du XIXème siècle, entre les nationalismes et le phénomène religieux. Et peut-être aussi… d’une formation théologique insuffisante. Non seulement il faut soutenir les hommes au front par des prières et des bénédictions qui paraissent bien désuètes par rapport aux techniques industrielles mises en œuvre dans les combats, mais aussi, il convient de soutenir le moral et l’espérance des civils, qui ont tous un ou plusieurs proche(s) au front. Même en France, Etat laïque dans une Europe chrétienne, l’Eglise est mise à contribution et, grâce à son action, un rapprochement inespéré s’opère, à la faveur notamment de l’Union sacrée. Pour certains, Dieu a déserté les tranchées. Pour d’autres, Dieu n’a sans doute pas déserté les tranchées, mais lorsqu’Il se perçoit encore à travers les horreurs du conflit, les traits de Son visage ont changés : ce sont ceux du Crucifié qui dominent le plus, auxquels chaque soldat peut désormais s’identifier dans sa souffrance physique et/ou mentale. Le jésuite Teilhard de Chardin écrira notamment ces quelques lignes : « Seule la figure du Crucifié peut recueillir, exprimer et consoler ce qu’il y a d’horreur, de beauté, d’espérance et de profond mystère dans un pareil déchaînement de lutte et de douleurs. ». La guerre aura favorisé, notamment en France, un certain « réveil » religieux, mais à quel prix ! Elle aura aussi permis l’essor du catholicisme social tel qu’il va beaucoup se développer durant l’entre-deux-guerres, grâce à un laïcat engagé et très actif. Au sein d’une France où l’Eglise et l’Etat ne sont désormais plus les meilleurs ennemis du monde, elle aura également favorisé des relations plus équilibrées et plus saines : pour preuve, quelques années après la fin de la guerre, la République française renoue des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, que la loi de Séparation de 1905 avait rompues. Enfin, en Europe, la « boucherie » de 1914-1918 provoque une répulsion de toute idée de guerre et, la Première Guerre Mondiale doit vraiment être la « der des der ». Le militantisme chrétien, œuvrant notamment pour la paix, favorise le recouvrement de la notion de « Chrétienté », mais d’une manière différente : la paix doit unir tous les chrétiens d’Europe, qui sont tous les enfants du même Père et Créateur. Or, il est évident que cette conscience ne durera guère longtemps. D’ailleurs, on prenant connaissance des conditions de paix imposées par les Alliés aux Allemands en 1919, le maréchal Foch dira cette phrase restée célèbre : « Ce n’est pas un traité de paix, c’est un armistice de vingt ans ! ».
[1] Il s’agit de différents courants qui se développent durant le XIXème siècle, en réaction notamment au fait religieux, et qui considèrent que seules l’analyse et la connaissance des faits vérifiés par l’expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde. La certitude ne peut venir que de l’expérience scientifique, et non pas d’une quelconque doctrine religieuse. [2] Sous la direction de Jean-Robert Armogathe, Histoire générale du christianisme du XVIème siècle à nos jours, PUF, Paris, 2010, p.851. [3] Patriotisme et Endurance, lettre pastorale de Noël 1914, qui fait du cardinal Mercier une véritable « célébrité » de renommée mondiale. [4] Sous la direction de Jean-Robert Armogathe, Histoire générale du christianisme du XVIème siècle à nos jours, PUF, Paris, 2010, p. 858.
[5] Pierre Pierrard, Un siècle de l’Eglise de France 1900/2000, Desclée de Brouwer, Paris, 2000, p.80. [6] Charles Ier d’Autriche succède en 1916 au vieil empereur François-Joseph, qui avait notamment été l’époux de l’impératrice « Sissi ». [7] Vitoria et Suarez sont deux théologiens de la scolastique tardive, c’est-à-dire qu’ils appartiennent non pas à la période médiévale, période traditionnelle de la théologie scolastique, mais à la période moderne (XVIème – XVIIème siècle).
Sources :
Sous la direction de Jean-Robert Armogathe, Histoire générale du christianisme du XVIème siècle à nos jours, PUF, Paris, 2010.Pierre Pierrard, Un siècle de l’Eglise de France 1900/2000, Desclée de Brouwer, Paris, 2000.Cours de M. Michael Hoffmann « Les catholiques français et la Première Guerre Mondiale » WikipédiaEmmanuel ECKER