Il y a une dizaine d'années, Laurent
Gaudé recevait le prix Goncourt des Lycéens pour son deuxième roman, La mort du roi Tsongor (le Goncourt
allait suivre, deux ans plus tard, pour Le
soleil des Scorta). C’est d’un autre puissant qu’il est question dans Pour seul cortège : Alexandre le
Grand, atteint d’un mal qui le prend au beau milieu d’un banquet et se meurt.
Autour de lui, l’empire bruisse de complots pour le partage du pouvoir. Une
femme, Dryptéis, devient la dernière fidèle d’un disparu qui lui parle encore
et elle partage, à proximité d’un cadavre très présent, les événements
dramatiques d’un cortège menacé par les ambitions des vivants.
C’est aussi il y a plus de dix
ans, nous explique-t-il, que le romancier a rencontré Alexandre : « Ce livre-là est venu de deux choses.
La première, c’est que j’avais croisé la route d’Alexandre, si je puis dire, en
2002, avec un petit texte de théâtre, un monologue qui s’appelle Le tigre
bleu de l’Euphrate. Et, depuis, le
personnage me trotte dans la tête avec le sentiment que je n’en avais pas tout
à fait terminé avec lui. Quand j’ai commencé à me replonger dans mes dossiers
Alexandre, le livre est vraiment né d’un fait que j’ignorais : cette
attaque, qui a réellement eu lieu, du cortège funéraire par Ptolémée. Quand je
suis tombé sur ce petit fait-là, tout d’un coup le livre a existé. Je me suis
dit : il y a tout, là… »
Laurent Gaudé, happé par
l’Histoire, n’a pourtant pas voulu écrire un de ces gros romans historiques qui
font les beaux jours des amateurs du genre : « Assez vite, j’ai vu que le roman allait être bref, mais il n’a
pas été pensé comme tel. Par contre, il était ramassé dans le dispositif
narratif. C’est-à-dire que, en gros, c’est un livre à deux personnages, même si
ce n’est pas tout à fait vrai, parce qu’il y en a d’autres. Mais c’est presque
un livre à deux voix. Et cela, par contre, est venu très vite : ce sont
ces deux-là qui m’intéressent et ce sera une espèce de chant à deux voix. Ca
aurait pu faire quand même 500 pages, mais c’était déjà du côté de la réduction,
quand même. »
Les voix sont une des
constantes de l’œuvre d’un écrivain qui se consacre aussi au théâtre. Elles
sont, ici, aussi essentielles – c’est-à-dire dans l’essence même du roman – que
les images à partir desquelles travaille l’imaginaire : « Je le constate avec vous, j’ai besoin
de visualiser une scène pour avoir l’impression de pouvoir l’écrire, j’ai
besoin de la camper visuellement dans ma tête, et ce sont souvent des images
qui naissent d’abord. De la même manière que j’ai une mémoire visuelle, je
pense que j’ai une écriture, effectivement, qui fonctionne par séquences
visuelles. Est-ce que cela vient du théâtre ou pas ? J’ai plus le
sentiment que le théâtre est du côté de la voix, l’autre caractéristique, je
crois, de mon écriture où il y a une part de visuel et un souci de la voix, de
l’oralité. C’est certainement directement lié au théâtre, oui. L’enjeu était,
même si ça paraît un peu bizarre de le dire, de faire entendre ce qui est pour
moi la voix d’Alexandre. Sa voix, sa fièvre… être au plus près du souffle. Plus
que le cadre, plus que l’Histoire, c’était le souffle de ces deux
personnages-là qui m’intéressait. »
Les questions de pouvoir
ne sont pas totalement absentes du roman. Ce sont d’ailleurs elles, en partie
au moins, qui en déterminent le fil narratif. Mais Laurent Gaudé les a
résolument placées en arrière-plan : « Bien
sûr, il y a le cadre de dislocation de l’empire, d’héritage, de succession. Je
ne néglige pas ce thème-là, il m’intéresse. Mais je suis tellement centré sur
Alexandre et sur Dryptéis que, pour ces deux personnages-là, la question du
pouvoir ne se pose pas. Ils sont en train de le perdre, ou bien ils ne l’ont
jamais eu, ou ils l’ont perdu depuis longtemps. D’une certaine manière, je
dirais que l’essentiel, c’est plutôt la fièvre de cet homme et puis le désir
partagé qu’ils ont, chacun pour des raisons différentes, de disparaître,
d’échapper à la grande Histoire. »
Quant au dialogue qui se
poursuit, par-delà la mort, entre Alexandre et Dryptéis, il appartient à une
liberté que l’auteur a déjà prise souvent : « J’adore faire ça. Dans La mort du roi Tsongor, dans La porte des Enfers, dans quasiment tous mes livres, à dire
vrai… C’est quand même une des grandes questions de nos petites vies, le
rapport à la mort. Pas forcément de manière philosophique, le néant et tout ça,
mais peut-être d’abord le rapport à la mort à travers le deuil et la perte.
C’est souvent d’abord par ce biais-là qu’on en fait l’expérience. Comment ce
qu’on a perdu continue à nous accompagner, voilà un thème qui m’intéresse.
C’est l’un des privilèges de la littérature, de s’affranchir des barrières que
nous avons dans nos vies. Et j’aime bien, dans les livres, quand les
personnages meurent mais parlent. Jouer avec la frontière entre le monde des
vivants et le monde des morts. Au premier degré, ça paraît fantastique ou
irréel, mais je crois qu’Alexandre est encore vivant, puisqu’il m’a
suffisamment habité pour que j’aie envie d’écrire ce livre, puisqu’il passionne
des tas de gens autour du monde. Quelque chose de lui vit encore. »