Le village de Kelardesht est assez moche mais le cadre est grandiose: une cuvette de montagne, dont les plus hauts sommets dépassent largement les 4000 mètres. Le Lonely Planet décrit Kelardesht comme “le Paradis de l’Iran pour les Iraniens”; je demande à voir…
De Rasht à Kerlardesht
Je pars le midi de Rasht, sur la mer Caspienne. Processus immuable: dans un bout de trottoir désigné comme le “terminal” pour telle direction (en l’occurrence Chalus, plus au Sud-Est en suivant la Caspienne), quelques taxis attendent en bavardant à l’ombre que quatre passagers pour la même destinations soient rassemblés, puis le taxi part. Ils crient les destinations à la cantonade, pour les malheureux passants qui passent. J’entends “Chalus” et je fais signe. Je suis le deuxième passager à attendre pour cette destination. Je discute le prix; ça me semble un peu cher mais acceptable. Je sors des pâtisseries de mon sac et je fais mon déjeuner. Les Iraniens “m’aident” à finir la boîte.
Au bout d’un quart d’heure deux Chinoises excitées débarquent. Elles vont aussi à Chalus. Le prix demandé leur semble exorbitant. Je laisse la plus éditée faire la négo. Par moment les Iraniens viennent me voir pour une traduction (elles ne parlent pas un mot de farsi). Dix minutes plus tard, le prix est passé de 70000 tomans pour quatre (18€) à 55000. On est partis.
Elles sont taïwanaises. Elles s’étonnent de plein de trucs: que les Iraniens sucrent leur thé, que les Iraniens bouffent tout le temps du kebab, que les taxis soient aussi chers, que les pâtisseries soient aussi sucrées, qu’elles n’aient jamais été invitées à dormir chez des locaux…
A Chalus je prends un autre taxi collectif pour Kelardesht. J’arrive pour le dîner.
Un morceau d'Alpes en Iran
Mon hôtel (miteux, soit dit en passant: l’hôtel Azerbaïdjan) est près de la rue principale, le long de laquelle s’étirent les commerces et l’animation. Je visite en cherchant le seul restau suggéré par le guide (ouvert mais pas de clients…). On est à moins de 200 kilomètres de Téhéran, c’est un peu leur Normandie; la rue est pleine de Téhéranis en vacances.
A neuf heures du soir toutes les boutiques sont ouvertes. Beaucoup de succès pour une sorte de Macdo qui vend des glaces et autres sucreries. Quelques stands de rues également. Je ne trouve pas d’autre restaurant digne de ce nom. Je m’assieds avec des Iraniens qui m’offrent une chaise sur la rue. Plus tard je mange une pizza dans une sorte de fast food. En ressortant, il fait froid…
Le lendemain matin mon plan est d’aller randonner, mais je n’ai pas de carte et mon farsi est trop rudimentaire pour m’informer. Je prends un taxi vers le creux de la montagne – une vallée qui se dirige vers le point culminant; puis je continue à marcher jusqu’à trouver un chemin.
Le village de Kelardesht se poursuit, en fait (sous le nom de Durbarak); plus je monte dans la vallée, plus les maisons s’espacent et deviennent cossues. Je passe devant un camping. De temps à autre une voiture me dépasse (pas très vite… la route est très rudimentaire…); parfois on m’adresse la parole mais je ne sais que répondre. Au bord de la rivière qui a formé la vallée des Iraniens pique-niquent (étonnant…). Au loin la pointe triangulaire et rocheuse du point culminant.
La montée alpine
Quand un chemin de terre bifurque sur la droite je quitte la route. Le chemin suit un ruisseau qui remonte en pente douce une petite vallée tortueuse. Il est près de 11 heures. Le soleil est déjà écrasant. Peu d’ombre dans le creux de vallée. J’ai mon chapeau de paille et, dans mon sac à dos, de quoi nourrir (et abreuver) un régiment: pain tout chaud du matin (j’ai été l’acheter au four du village, en longues galettes de trente centimètres sur un mètre), fromage à tartiner, gâteaux, jus de mangue, eau…
Je progresse à petit rythme, mais le soleil est bientôt si violent que lorsque je passe par une zone d’ombre je fais une pause le temps de me rafraîchir. Le chemin suit un ruisseau qui chante – par moment il disparaît, souterrain, puis réapparaît sous forme d’une source musicale. Sur mon passage les oiseaux s’envolent, parfois des aigles. Aucune trace de civilisation, aucun bruit de la ville, et si l’on exclut le tracé du chemin aucune trace du passage des hommes.
Le chemin monte continûment, selon une pente régulière. Tous les cinquante ou cent mètres il marque un tournant brusque comme la vallée contourne un sommet, si bien que sa destination n’est jamais visible. C’est le même paysage de gorge étroite, de sommets arides, de vallée fleurie qui poursuit son ascension. Et vraiment, par cette chaleur, les sommets qui cadrent la vallée me semblent hors d’atteinte.
Au bout d’une heure ou deux, la vallée s’est rétrécie. Aux passages les plus étroits le chemin emprunte le cours du torrent, parfois entre deux falaises. La roche est verticale, tranchée, laminée, témoin des forces tectoniques. La végétation se raréfie.
Vers 14 heures la perspective soudain s’élargit et la gorge où je cheminais débouche sur une spectaculaire cuvette: à 360 degrés, la pente monte d’encore cinq cent ou mille mètres. Au centre de ce cercle de montagnes, et me surplombant d’encore cent ou deux cent mètres, une bergerie de pierre et de bois d’où perce le bruit d’un moteur.
La bergerie dans les montagnes
Il me faut dix bonnes minutes pour monter jusqu’à la bergerie, sous le regard d’une demi-douzaine d’Iraniens. Trois d’entre eux, sur la droite, rassemblent un troupeau de chèvres. Au-dessus de moi, un vieil homme me regarde monter, assis sur un rocher. Plus haut, des hommes s’affairent autour du moteur, devant la bergerie. Je monte jusqu’au vieux; il m’invite à m’asseoir et me souhaite la bienvenue; questions d’usage: d’où je viens, d’où je viens aujourd’hui, pourquoi je viens, comment je suis venu… Toutes les modalités y passent… Puis je poursuis vers la bergerie.
Un homme à la belle moustache m’invite à poser mon sac (ils ont tous de belles moustaches, d’ailleurs) et à me laver le visage au tuyau d’arrosage. Le moteur sert à actionner une machine qui bat le lait dans une cuve. Un des bergers s’active sur la machine en question. Les autres se reposent à l’ombre, l’un va chercher un cheval, l’autre se rase, un troisième part, baluchon sur le dos, et rassemble un troupeau sur le flanc opposé. Ceux qui ne travaillent pas à l’extérieur (paissant les brebis) ou à l’intérieur se pressent près du feu: l’air est frais à 2600 mètres d’altitude, et plus frais encore dans l’ombre de la bergerie.
La bergerie est divisée en deux parties: la plus proche de l’entrée est couverte de tapis disposés autour d’un feu qui chauffe une énorme marmite. Des théières sont massées autour d’un feu secondaire. Les bergers laissent leurs chaussures à l’entrée avant de s’installer sur les tapis un peu miteux. Un des bergers transvase, jarre après jarre, le lait depuis la marmite et passe dans la deuxième “pièce” de la bergerie – la séparation est seulement marquée par un mur bas. Des barils de plastique bleus y sont entreposés: les premiers sont remplis de lait filtré – le berger y verse les jarres de lait chaud; le processus se poursuit dans les barils suivants et s’achève sous forme d’un fromage proche d’une feta un peu molle.
Ils m’invitent à déjeuner et je prétends lâchement avoir déjà mangé – nahar khordam. Nourriture très simple: du pain qu’ils font cuire à l’étouffée dans les cendres du feu, du lait de chèvre chaud qui bout dans une gigantesque marmite, du fromage proche de la feta, du riz blanc (“best indian plain rice“) et du thé – une théière de thé concentré, qu’ils diluent avec une théière d’eau chaude. Tous des hommes, jeunes ou vieux. Ils me font goûter leur fromage sur du pain et me servent du thé puis du lait chaud (il a un bon goût de fumé). J’ouvre mon sac et je partage des chips.
Ils m’invitent plusieurs fois à passer la nuit dans la bergerie. Je suis très tenté de dire oui (également pour monter à l’un des sommets), mais je me suis déjà arrangé pour dormir le soir même à Téhéran chez des étudiants, à cinq heures de trajet.
La cueillette des prunes
Je quitte la bergerie vers 16 heures et je redescends d’un bon pas; je suis déjà en retard pour arriver à Téhéran à l’heure du dîner (il est près de 23 heures quand finalement j’arrive…). Au pied du sentier, là où il se sépare de la route, je croise un des bergers qui, au moment où j’arrivais en haut, redescendait avec ses brebis. Là, cachées dans des massifs de pruniers, des voix m’invitent, et bientôt une sympathique famille me fait la conversation, en anglais s’il vous plaît et propose de me ramener à la ville (j’accepte bien sûr).
Il y a la mère (qui a vécu à Amsterdam), la fille (qui y est né), la tante (de la mère), et un ami plus jeune, la trentaine, qui possède la Range rover. La mère parle un bon anglais, la fille timidement, la tante pas du tout, mais elle a son franc parler… Je retrouve la grand-mère de Marjane Satrapi…
En route, ils aperçoivent des prunes (aluche! aluche!) sur l’autre rive du torrent. C’est tout une équipée pour le traverser mais les femmes y vont sans hésiter une seconde, en s’accrochant les unes aux autres. Quand les bocaux sont pleins (il y en a bien une dizaine de kilos), c’est le retour. Avant de me déposer à la station de taxi, il faut encore que je prenne le thé chez des amis à eux…
Puis ce sont cinq heures de route de montagne, à tombeau ouvert, mon chauffeur fou furieux ne cessant de klaxonner, dépasser, piler, et rigoler quand il frôle l’accident. Il me dépose au métro de Téhéran, vivant.