Crédits Photo: Sébastien SORIANO/ Le Figaro
INTERVIEW - Pour le chercheur français, il existe aujourd'hui une vraie menace pour la paix mondiale.
Jean-Pierre Filiu est professeur à Sciences Po, spécialiste du Moyen-Orient et auteur, entre autres livres, de Je vous écris d'Alep (Denoël).
LE FIGARO. - Qu'est-il en train de se passer aujourd'hui en Irak?
Jean-Pierre FILIU .- C'est la continuation d'une campagne structurée, planifiée et ordonnée par l'État islamique. Elle a commencé le 10 juin avec la chute de Mossoul, s'est poursuivie par l'instauration du califat puis par l'expulsion des chrétiens, des yazidis et d'autres minorités. Comme les avances de l'État Islamique (EI) n'ont pas été contrées, les djihadistes ont pu mener des opérations simultanées sur les fronts kurde et gouvernemental. Chaque «razzia» alimente l'offensive suivante en permettant aux combattants de s'emparer de nouveaux stocks d'armes. L'armée irakienne étant incapable de réagir et les Kurdes pas encore en mesure de le faire, ça va continuer. La stratégie d'al-Baghdadi a été d'instaurer un califat à cheval sur la Syrie et l'Irak, en utilisant ce qu'on appelle le «management de la terreur». Aucune armée ne peut lutter lorsque des vagues humaines, mues par la peur, se replient sur les lignes de défense. Quand l'État islamique se concentre sur un objectif, il agit comme un véritable rouleau compresseur.
«Aujourd'hui, par exemple, on ne réalise pas à quel point Gaza est une caisse de résonance extraordinaire pour les islamistes de l'État islamique.» Jean-Pierre Filiu
Les pays occidentaux ont-ils sous-estimé la menace djihadiste?
Ils n'ont pas compris que les djihadistes se géraient en termes de flux et non de stocks. Ils présentent les bilans de leurs actions de destruction en Afghanistan ou au Mali, sans imaginer que les organisations peuvent se reconstruire et reconstituer leurs stocks d'armes rapidement. La communauté internationale n'a pas fait preuve d'anticipation stratégique, elle n'a pas produit de renseignement solide, elle n'a pas compris quels étaient les véritables objectifs des djihadistes. Les pays occidentaux passent leur temps à attendre le coup d'après ou à combler les brèches! Aujourd'hui, par exemple, on ne réalise pas à quel point Gaza est une caisse de résonance extraordinaire pour les islamistes de l'État islamique. Il existe aujourd'hui une vraie menace pour la paix mondiale. C'est même une menace sans précédent: l'existence de milliers de terroristes prêts à agir sur le continent européen ou ailleurs, comme la tuerie perpétrée à Bruxelles par Mehdi Nemmouche l'a récemment rappelé. Sans compter que des pans entiers de l'humanité - les chrétiens d'Orient et d'autres minorités - sont en train de disparaître sous nos yeux. C'est une catastrophe.
Qui peut aujourd'hui faire échec à l'État Islamique?
Ceux qui tiennent les lignes de défense dans la région: les révolutionnaires syriens à Alep et les Kurdes à Kirkouk. L'un des seuls endroits du monde où les djihadistes ont été expulsés, c'est à Alep, grâce aux révolutionnaires syriens. Mais la communauté internationale doit elle aussi se mobiliser. Si on ne réussit pas à endiguer les djihadistes en Syrie et en Irak, ils continueront à avancer.
«La vision consistant à penser que les dictateurs sont un rempart contre al-Qaida est erronée et dangereuse. Car, à la fin, on a tout : les dictateurs et al-Qaida.» Jean-Pierre Filiu
Quelles sont les racines de ce conflit?
Bien sûr, il y a l'intervention initiale des États-Unis en Irak en 2003, qui a ouvert la porte du pays à al-Qaida. En Irak et en Syrie, c'est le soutien aveugle des États-Unis au premier ministre irakien Nouri al-Maliki et celui de la Russie au président syrien Bachar el-Assad. L'illusion de croire qu'il vaut mieux Maliki ou Assad à al-Qaida mène à une faillite stratégique. Al-Baghdadi, le patron de l'État islamique, est devenu ce qu'il est grâce à Maliki et à Assad. La vision consistant à penser que les dictateurs sont un rempart contre al-Qaida est erronée et dangereuse. Car, à la fin, on a tout: les dictateurs et al-Qaida.