L’ancêtre qui ne voulait pas être licencié

Par Pmalgachie @pmalgachie
Ils sont deux personnages, et le roman pourrait se résumer à leur confrontation vue, de chapitre en chapitre, dans une alternance presque parfaite. Mais les deux premiers chapitres ne concernent que l’une, quoiqu’elle y rencontre l’autre. Et, de temps en temps, l’une et l’autre se trouveront dans le même chapitre. L’une, c’est « tu ». Elle vient d’emménager dans un appartement dont, déjà, elle n’aime pas l’environnement. Elle vient aussi d’être nommée chef des ventes dans une société, après avoir végété dans un rayon de grande surface. Son supérieur, aux avant-bras très poilus, l’appelle déjà « cocotte ». Un peu plus tard, on envisagera même elle des fonctions plus importantes. L’avenir pourrait s’annoncer plus mal. L’autre, c’est « vous », parce que la chef des ventes gardera la distance du vouvoiement en raison de l’âge de ce représentant expérimenté. Il était déjà là quand la société a été créée, il était le partenaire de son patron plutôt que son employé. Il travaille à l’ancienne, rassemble sous des couvertures en cuir les collections reliées des papiers peints, a couvert en quarante ans deux fois la distance de la Terre à la Lune, aller-retour. Et réalise un chiffre d’affaires considérable. Tout le monde l’appelle « l’ancêtre », ce n’est pas bon pour son avenir. La jeune femme et le vieil homme n’ont rien en commun. Ils sont même placés en position d’affrontement. Pour le principe, parce que la boîte veut rompre définitivement avec les méthodes du passé et donner l’image du progrès, elle a été engagée pour virer l’ancêtre. A deux ans de la retraite, cela peut paraître stupide. Mais les principes avant tout, n’est-ce pas ? Encore faudra-t-il réorganiser les secteurs des vendeurs pour que le chiffre ne diminue pas. Elle a beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, elle ne voit pas comment les autres feraient mieux que le vieux et traîne des pieds pour préparer son protocole de licenciement. Un jour, elle l’accompagne dans sa tournée. Elle n’y comprend rien. Il n’applique aucune méthode enseignée dans les écoles de commerce mais il vend, il vend. Elle est impressionnée, presque séduite. Le protocole de licenciement ? On verra plus tard. Sinon qu’elle doit en passer par là pour envisager le bel avenir qui lui semble promis. Thierry Beinstingel explore le monde du travail dans des ouvrages qui l’envisagent de biais, sous des angles inattendus. Il a élargi son public avec son huitième roman, Retour aux mots sauvages, aussi réédité au Livre de poche. Pas de statistiques ni de courbes de rentabilité chez lui. Mais des hommes et des femmes qui subissent la pression de l’entreprise et s’y plient, un temps au moins. Avant, parfois, de se déplier comme des ressorts à l’énergie trop longtemps contenue. Ce sera le cas dans Ils désertent, un titre qui en dit d’autant plus long qu’il faut aussi l’entendre, comme trois fois dans le livre : « île déserte ». La troisième fois sera la bonne.