Pouvons-nous encore identifier les effets des médias dès lors qu'omni-présents ils affectent tous nos sens et s'interposent toujours, partout, entre le monde et nous ?
Comment sortir des médias pour les percevoir d'abord et les comprendre ? Sortir du monde pour l'appréhender : c'était une ambition paradoxale de la phénoménologie : Husserl, Lévinas, Merleau-Ponty...
La poésie peut nous aider, peut-être, qui imagine et retrouve parfois un monde sans médias, ou presque. A la fin du Voyage de Hollande (recueil publié en 1964, chez Seghers), un poème de Louis Aragon évoque une vie restreinte à des sensations élémentaires : "Chants perdus"(o.c. p. 59) peint une vie sans médias, sans mise en scène, sans spectacle, défaite de tout habit médiatique, un monde qui parle à tous les sens, sans médiation. Toucher, entendre, voir, sentir, sans électronique, sans mots, sans nom même, sans mesure ("perdre le temps"), sans concept. Un monde ramené pour quelque temps au plus près du commencement, comme pour établir le zéro absolu des médias, théorique et inaccessible.
Le poète, pour en revenir "aux choses-mêmes" ("zu den Sachen selbst", Husserl) a mis le monde entre parenthèses, suspendant tout jugement d'existence (époché, ἐποχή) afin de saisir "ce monde avant la connaissance et dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite (...) et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière" (Merleau-Ponty).
"Rien moins que rien" est à comprendre comme le reste d'une opération de soustraction.
Lisons les vers de Louis Aragon :
"A voir un jeune chien courir
Les oiseaux parapher le ciel
Le vent friser le lavoir bleu
Les enfants jouer dans le jour
...
A doucement perdre le temps
Suivre un bras nu dans la lumière
Enter sortir dormir aimer
Aller devant soi sous les arbres
Mille choses douces sans nom
Qu'on fait plus qu'on ne les remarque
Mille nuances d'être humaines
A demi-songe à demi-joie
....
Rien moins que rien pourtant la vie
...
Rien moins que rien Juste on respire
Est-ce un souffle une ombre un plaisir
Je puis marcher je puis m'asseoir
La pierre est fraîche la main tiède"
Peut-t-on encore imaginer, concevoir, parler, ressentir, analyser sans passer par le filtre des médias, par leur médiation ? Impossible époché ? Impossible d'atteindre le monde d'avant les médias, le degré zéro de l'écriture du monde. Partout, tout le temps, il y a les médias et leur réclame.
Comment saisir les effets que peuvent avoir sur nous des médias que l'on ne perçoit même plus, qui ont recouvert les choses de mots et d'images, de bruits, de marques au-delà des noms, formant pour nous un habitus perceptif qui travestit le monde perçu et que répète le monde ?
Comment mettre entre parenthèses le tohu-bohu des villes, les images affichées, les écrans qui découpent et rejettent la vie hors-champ, les horloges, les enseignes lumineuses, toute la bande-son du monde... Le monde serait ce qui reste, ce qu'il y a, quand on l'a dépouillé des médias. Mais peut-on encore le dépouiller des médias ?
Voir le monde, ce "rien moins que rien", et, du même mouvement, percevoir la carapace médiatique qui entrave notre perception du monde, "The period eye" (Michael Baxandall). Nous sommes tellement pris dans les médias, pétris par eux, que l'on ne peut plus connaître leur effet sur nous. Comment leur échapper, s'en dessaisir pour voir ce qu'ils font de nous ? Paradoxe, travail de poète ?
Références
- Louis Aragon, "Chants perdus", in Le Voyage en Hollande, Oeuvres poétiques complètes, II, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, pp. 973-974.
- Jeant Ferrat l'a mis en musique (ici)
- Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Felix Meiner Verlag, Hamburg (Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, trad. Paul Ricœur, 1950)
- Emmanuel Lévinas,
- De l'existence à l'existant, Librairie Vrin, 1963
- L'"Il y a", in Ethique et infini, 1982
- Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945
- Michael Baxandall, Painting & Experience in Fifteenth-Century Italy, cf. post ici