Dernier épisode de la sélection estivale dans les revues récemment reçues, pour cette "anthologie permanente", avec la revue Fario et son numéro 13, hiver deux mille treize – printemps deux mille quatorze.
Au sommaire, un dossier « Qu’avons-nous fait de la beauté ? », avec des contributions notamment de François Bordes, Lionel Bourg, Pierre Chappuis, Charles-Albert Cingria, Antoine Emaz, Jean Frémon, Gilles Ortlieb, Denis Rigal, Pascal Riou. Et l’habituel dossier « Le livre ouvert », avec notamment Baudoin de Bodinat, Christine Lavant, Henri Droguet.
Et Boris Sloutski.
Les prosateurs
pour Arthème Viéssély
Isaac Babel
Ivan Kataev
Alexandre Liébédenko
Quand la prose russe partait pour les camps –
Qui terrassier
Et le débrouillard, lui, – médecin,
Qui bûcheron, et le beau parleur – acteur,
Qui coiffeur
Ou chauffeur, –
Aussitôt vous oubliiez votre métier :
Vraiment la prose te console du chagrin ?
Mais la mer de la poésie
Vous entraîne et porte
Et ballotte comme de fragiles copeaux.
Tous les matins, avant l’appel, silencieux et tranquilles,
Vous faisiez des vers sur vos châlits.
À cause de la disette, comme des bâtons, maigres et secs
Vous écriviez des ballades.
D’un rien on créait un poème.
Toute la baraque s’embarque, idiote,
Bredouille et marie lignes et rimes,
Tantôt emmerde l’autorité à cheval et à pied
Tantôt se déverse dans l’angoisse
En cadence le iambe naissait du choc des pelles,
Comme s’il fouillait le charbon au fond d’une mine.
Tout comme au front le soldat de son élan,
Il naissait et se battait en strophe.
Et pour un chorée le voleur te cédait sa ration,
Pour que la chanson se prolonge
Et devienne longue comme un entretien nocturne,
Aussi fluide que la Petchora et la Léna.
Mais tous nos poètes qu’y pouvaient-ils ?
Ils n’allaient pas jusqu’au puits de la mine.
•
Comment ils ont massacré ma grand-mère
Comment ils s’y sont pris ?
Ma grand-mère fut tuée comme suit :
Le matin, près du bâtiment de la banque
Un tank s’approcha.
Cent cinquante Juifs de la ville,
Légers
enfants d’un an de famine,
Pâles
d’angoisse mortelle,
Vinrent là, portant baluchons.
De jeunes Allemands et des polizei
À qui mieux mieux bousculaient vieilles et vieux,
Et faisant cliqueter leurs gamelles
Les conduisirent au-delà de la ville.
Et grand-mère, petite comme un atome,
Du haut de ses soixante-dix ans
Engueulait les Allemands,
Criait à tue-tête,
Leur criait qui j’étais.
- Mon petit-fils est au front
Essayez un peu de me toucher !
Écoutez,
C’est nos armes qu’on entend !
Grand-mère pleurait et criait
Et allait.
Et de plus belle
Recommençait à crier.
À chaque fenêtre,
Les filles d’Ivan et d’André
Faisaient du tapage,
Celles d’Isidore et de Pierre pleuraient :
Paulina Matveiévna !
L’Allemand c’est l’ennemi !
Aussi ils décidèrent de tuer grand-mère
Pendant qu’ils traversaient encore la ville.
La balle souleva ses cheveux
Et défit sa tresse.
Grand-mère tomba à terre.
Elle est morte ainsi.
Boris Sloutski, extraits de « Et j’énonce l’Histoire », in revue Fario numéro 13, hiver deux mille treize – printemps deux mille quatorze, traduction du russe de Christian Mouze, pp. 341 et 353
Boris Sloutski (1919-1986)
[extrait de la présentation de Christian Mouze) :
Soldat pendant la seconde guerre mondiale, grièvement blessé, membre du Parti Communiste, Boris Sloutski réunissait tout pour être, dans l’URSS stalinienne et poststalinienne un poète sans histoire et fidèle à la ligne du Parti, mais il fut un poète de l’Histoire et fidèle à la ligne douloureuse de celle-ci. Sa blessure morale n’a jamais guéri, en dépit même de ses efforts pour être un bon soviétique : jamais il ne se releva d’avoir participé, en 1958, à la condamnation publique de Pasternak lors de l’Affaire Jivago. Mais décidément il se leva. Dénonça. Revendiqua : entre autres sa judéité. [...] Adonné aux souffrances de son siècle, au tiroir pour une bonne part de ses vers, et à l’alcool. Il n’a pas la classe pouchkinienne ou akhmatovienne : il est plébéien mais d’une incomparable dégaine. Sa poésie, c’est la rugosité et le prosaïsme : un vers simple, naturel, riche d’intonations. La langue parlée qu’on parle si peu. Dans les tragédies d’aujourd’hui, c’est cette langue poétique d’interpellation, d’apostrophe qui manque peut-être : la mitraille du verbe poétique. C’est Sloutski. (p. 397)