« COMME UNE MAIN INVISIBLE »°
ANNE CALAS : LITTORAL 12 (Poésie Flammarion)
Douze chants : ça nous rappelle quelque chose. Qu’il y a une tradition. Que ce poème s’apparente à l’épopée (donc à l’origine de la poésie). Encore faudra-t-il, le lisant, repenser le sens du mot « Chant » On n’ose plus guère dire qu’on « chante » aujourd’hui après toutes ces années de post modernité (Bien que Ph. Beck ait intitulé un de ses livres « Chants populaires ») Passons. Douze chants. Une odyssée. Ulysse, le compagnon, le guide, ou l’interlocuteur inconnu qui passe dans certaines pages, comme un dieu masqué (« Et ta main là (invisible) sur mon cœur »), Ulysse hante les pages de ce livre qui est comme la quête d’une Ithaque perdue :
« Le voyageur n’en finit pas de revenir à la maison » (p.68)
Et la mer, comme le titre l’indique, est omniprésente. Dans ce livre « les dieux veillent », « les dieux peuvent pleurer », et les héros dans la splendeur de la lumière et des sonorités antiques, qui donnent le ton du poème.
Mais il est dit p.53 : « Malheur à nous de n’être pas des dieux » en conclusion d’un poème qui n’est autre qu’un sonnet ! (Pour nous rappeler que la poésie est un art de la mémoire des formes).
Cette « main invisible » qui écrit, qui passe là, sur notre cœur est pourtant celle d’une femme, d’une amoureuse, « belle guerrière, belle ouvrière », Amazone amoureuse :
Je suis une amoureuse (dis-tu)
Oui. Oui. Je veux bien.
Oui.
Mais n’est-elle pas aussi celle de Circé la magicienne : « O Circé, accomplis la promesse que tu me fis de m’aider à rentrer chez moi »
Celle aussi de la Pythie : « assise sur mon trépied je veille ».
« Naviguer vers mes îles » dit-elle, et n’est-elle pas à la fois Ulysse et la sirène ?
« la cire dans tes oreilles je hurle et me balance au vent tu n’entends pas je hurle ».
N’est-elle pas encore, en même temps Eurydice et Orphée ? « Ne te retourne pas. STOP. On ne s’en remet pas. Ne te retourne pas. Plus jamais tu ne pourras. Ne te retourne pas »
À travers ses métamorphoses (« je suis une anémone de mer ») ce sont toutes les figures du désir et de l’amour qu’elle convoque ou qu’elle incarne tour à tour. Car c’est de l’épopée (de l’odyssée) d’une âme qu’il s’agit, de l’inquiétude, de l’intranquillité d’une âme : « navigation tu vois, prendre la mer encore jamais ne dure le repos », et jamais nous n’oublions que :
(L’amour ne s’invente jamais) il est
ou pas
Cette inquiétude de l’amour est fondatrice d’une parole (« la vie est un désastre n’est-ce pas »), parole qui glisse sans effort de la douceur du plaisir de l’instant (« parfois la beauté du monde me foudroie »), et passe sans effort de la jouissance de la vue qui entoure cette errance, à la violence ou à l’ivresse du sentiment qui l’habite. Le chant se fait tantôt cri de douleur ou de joie, la gaîté soudain s’empare de la parole et « ça traficote dans les bicoques » ! Et voici : « Elle biche. Le fondeur de cloche s’en retourne avec ses deux pieds dans le poches ». (p.39) Des sautes de langage comme des sautes d’humeur. Comme le ciel change Que faire alors : « s’emporter s’.enfouir - c’est cela qu’il faudrait ». Ou alors un accent de Cendrars ! voyageur, lui aussi, au reste convoqué au dernier chant dans ce « Noël à New York » sur quoi se referment les douze mois de cette errance, au bord de la mer (qu’elle traverse cette fois), qui structurent le livre.
…..je marche dans les rues sur la vague sur l’eau je marche je suis en retard et me fiche de tout
sur ce trottoir je ris aux éclats, je vis
je t’aime
Il n’en fallait pas moins de ces douze chants, de ces innombrables métamorphose de l’être et du monde, pour que ce Je s’affirme comme celui d’une femme, Anne Calas, déchirée par des souvenirs anciens comme par « les durs travaux du songe » comme il est dit au dos du livre, et par cette folie d’écrire l’impossible (écrire sur l’eau), sauf à dire : « parfois la beauté du monde me foudroie », car c’est folie que de vouloir maintenir intact son propre mystère, (« broyer les os de la pensée/../ voix vertige/ la perte / la beauté / le salut / jusque dans les gouffres »), de vouloir dire le plus difficile à dire, les choses de caractère intime avec une telle pudeur, une telle retenue (« ce que la mer sait et tait »), pour dire aussi le mystère d’un instant de bonheur, (« conjugaison de l’éternel et de l’éphémère radical ») contenu comme ici (p.83) dans cinq vers d’une bouleversante simplicité :
serrés l’un contre l’autre nous sommes comme
les pages d’un cahier
nous sommes comme
tremblants
à la brise marine
Au reste, dès les premiers chants on est bien dans l’inflexion lyrique, avec parfois une touche élégiaque, l’écoulement impitoyable du temps : (l’été touche à sa fin dis-tu ») à peine appuyée, un aveu de faiblesse :
souvenirs dénoués jeunesse qui marche au loin
la nôtre
Mais on reste dans l’exactitude du rythme, de la coupe. Le blanc, l’anaphore, (litanie, liturgie), la richesse et l’élégance, la suavité de la modulation (« nuits blanches beiges, belles belges ») Dès la page 25, l’alexandrin s’invite dans un douzain, (douze fois douze donc) inaugurant une longue série, - au moins une quinzaine. Et de plus en plus nombreux au fur et à mesure que s’avance le voyage, textes qui comptent parmi les plus belles réussites de ce Littoral 12.
« à l’appel de la mer mes rêves ma jeunesse »
Et oser ceci donc !
« ondées je vous salue. Peignes nus et tourments
arrachés à la nuit, parfaite remontée
de l’ombre à la lumière, soleils d’argent je vous
salue debout. Je vous salue : salut ! salut ! »
Jusqu’au superbe épilogue new yorkais (deux douzains éblouissants formant couple, symboliquement, à la dernière page du livre) comme pour lever l’énigme enfin de cette surprenante odyssée (« et ton pré accroché / cœur de montagne ancêtre aux tatouages bleus »)
« Formes fixes » donc, élevées contre le change universel des choses, de la mer et du ciel, des saisons et des sentiments, et qui vont baliser le livre. Vers parfaitement réglés ou s’avançant masqués avec quand il le faut ce léger tremblement de la 13ème, pour bien indiquer l’appartenance à ce que j’aimerais appeler « un classicisme illuminé ». Alexandrins qui gardent la mémoire de la prose. Ou prose qui a quelque chose de la netteté nerveuse de celle de Rimbaud dans les Illuminations telle qu’on peut le voir par exemple dans la splendide page.74 : « garde-moi dans l’ambre moi, toute petite abeille miel volé dans les ruches sauvages »
Une telle perfection, dans la sculpture de la parole, dans la tenue, l’élégance du phrasé, l’harmonie de la composition : le rythme des saisons, l’axe du solstice d’été au milieu du livre, et ces trois « Intermèdes insulaires » (Chants V, VII et X), prose à voix basse pour affirmer : « alors peut-être devenir dignes d’un chant qui nous raconte » On a peine à croire que ce livre soit une première approche de l’écriture poétique. Tant la maîtrise de cette écriture. à travers la diversité des registres éclate à chacune des 250 pages de ce Littoral 12. Un des plus beaux livres de poésie parus cette année.
[Claude Adelen]
Anne Calas, Littoral 12, Flammarion, 2014