Paris commençait à s'alanguir et le marché d'Aligre où William se fournit en fruits et légumes s'était dépouillé.
Ce sera un filet de maquereau confit à l'huile coriandre, aubergines violettes et sauce vierge aux nectarines plates et gingembre.
Vous allez nous accompagner toute une matinée en cuisine, suivre Marie dans le restaurant, rester le temps du service pour assister au dressage des plats signature de William et comprendre quel sens il donne à la cuisine.
C'est une chance pour William Pradeleix d'avoir pu s'installer si près de ce marché d'Aligre, dont on dit qu'il est le moins cher de Paris. Il faudrait comparer avec celui de Belleville, mais en tout cas, pour le centre de la capitale il faut dire que les étiquettes m'ont surprise. Dommage que j'habite si loin.
On connait surtout la variété classique, noire. Mais il en existe aussi des blanches, la Chinese White Sword dont les fruits élancés d'une quinzaine de centimètres cm de longueur ont une saveur douce et une bonne tenue à la cuisson.
Et puis la Bianca rotonda sfumata di rosa, appréciée par les italiens pour ses très beaux fruits gros et ronds de couleur blanche teintée de rose-mauve. Ce sont eux qui accompagneront le plat du jour.
J'ai perçu les origines géographiques du chef à un petit détail, l'emploi d'un terme spécifique du sud-ouest pour désigner un sac en plastique. Il demande une poche pour emporter les légumes en admettant qu'il serait raisonnable d'investir dans un caddie.
Il avait une idée avant de partir mais il en change au fur et à mesure qu'il découvre les produits du jour, en combinant des exigences de qualité et des contraintes de coût. Parce qu'il s'est fixé un point d'honneur : servir une cuisine haut de gamme à un prix abordable.
William souligne que sans Marie le restaurant serait resté à l'état de rêve. Et même probablement son parcours parce que c'était déjà elle qui l'avait poussé à rentrer en France pour passer le CAP peu de temps après leur rencontre. Il lui est reconnaissant d'avoir en quelque sorte sacrifié sa propre carrière pour assurer la sienne. C'est dur d'être une femme de cuisinier, murmure-t-il.
Marie a le talent de veiller à tout sans perdre son calme.
C'est Marie qui choisit le pain, pour le moment une boulangerie de Levallois-Perret où ils habitent encore ... Pour le café, c'est un bio Colombie-Brésil de la brûlerie Aouba de la rue d'Aligre.
Encore elle qui sélectionne les morceaux qui seront diffusés pendant les repas, mais en fonds sonore, et en fonction de l'humeur du jour. Tous deux aiment la musique anglo-saxonne, comme Jamiroquoi. Ils sont toujours deux en salle, le midi ce sont Marie et Marc; le soir Marc et une serveuse. Toujours elle qui prend les réservations du soir en finissant de remettre le couvert.
Un parcours international...
La réussite n'est pas tombée toute cuite dans la cuillère de William.
Après avoir fait une sorte de tour du monde (Bora Bora, San Francisco, Marrakech, Londres…) le chef est rentré en France pour l’ouverture du restaurant Manger (le restaurant solidaire de Thierry Monassier, président de Toques et partage, rue Keller, qui a pour objectif de favoriser la réinsertion professionnelle de jeunes en difficulté. Il n'y est resté que quelques mois parce que son objectif était d'ouvrir son propre restaurant pour pouvoir faire la cuisine qu'il aime.
Avant de trouver cet endroit, pas loin d'ailleurs de la rue Keller, il a, comme on dit, fait ses armes. Toutes ses expériences ont été formatrices. En premier l’hôtel Saint Regis de Bora Bora, avec Jean George Vongerichten, où il est resté 3 ans. Ce furent aussi le St Régis de San Francisco, où il eut la responsabilité de l'organisation de banquets, une compétence qu'il a valorisée au Connaught Hotel de Londres auprès d’Hélène Darroze.
Aujourd'hui les différences entre hommes et femmes se sont atténuées en cuisine. Mais ce fut longtemps un métier d'hommes et celles qui sont sorties du lot, comme Hélène Darroze, n'auraient pas réussi si elles n'avaient pas eu un fort caractère. Il en fallait pour se faire respecter, quitte à forcer un peu la dose. Il a apprécié sa manière d'affirmer ce qu'elle veut et compris ses exigences.
Son expérience au Connaught a été gratifiante parce qu'il y a beaucoup appris et gagné en réactivité. Il a eu la satisfaction de devenir Executive Sous-chef, de recomposer une équipe qui soit à niveau sur le plan culinaire et de la rendre plus opérationnelle. Après une période compliquée et des changements de personnel le travail a été couronné par une nomination au Hotel Cateys Award 2012 qui a abouti à la première place pour le Royaume-Uni avec le Prix Banquet de l'année 2012.
La contrepartie fut hélas de devoir essentiellement se consacrer à des tâches de gestion. Les contraintes politiques étaient très fortes. Ce furent aussi le Savoy à Londres, et le Morton’s Club avec le lyonnais Antonin Bonnet, formé chez Michel Bras et amoureux de l'Asie (d'où vient son épouse), où pendant deux ans et demi William apprend la cuisine fusion selon des règles que Michel bras n'aurait pas reniées.
Cette forme d'apprentissage s'est combinée avec ce qu'il a retenu d'Hélène Darroze qui lui a révélé d'autres aspects de cette cuisine du Sud-Ouest qu'il connaissait déjà, étant originaire du Pays Basque alors qu'elle est née dans les Landes.
William souhaitait depuis longtemps s'affranchir des contraintes de l'hôtellerie. Impossible de ne pas mettre à la carte le Club Sandwich, la Salade Caesar que les clients veulent retrouver d'un palace à l'autre. Ce qu'il fait aujourd'hui n'aurait jamais eu sa place en Room Service. Pour qu'un plat arrive chaud dans la chambre du client il doit quitter la cuisine brûlant, et va continuer à cuire sur le trajet ...
Il a la satisfaction d'être revenu aujourd'hui à l'essentiel : créer, faire en direct et "envoyer". Ce mot est chargé : tout plat est scruté et en quelque sorte "validé" avant d'être posé sur le passe-plat.
Une cuisine d'équilibre qui fait le grand écart
Le plat du jour sera préparé pour 10-15 personnes : un filet de maquereau confit à l'huile coriandre, aubergines violettes et sauce vierge aux nectarines plates et gingembre
Je goûte ... c'est réussi si la sauce est à la limite de me faire venir les larmes des yeux, quitte à ajouter un peu de piment ou adoucir avec un soupçon de sucre de palme afin que la balance des assaisonnements soit équilibrée.
S'il fallait dresser la liste de ses incontournables il y aurait la sauce poisson, la sauce soja, la citronnelle, le gingembre, le combava et le sucre de palme, et puis un curry vert, un rouge, une pâte de crevettes séchées, le daichi. Et puis encore la menthe qui s'accorde avec le coriandre, le piment et le gingembre.
Outre les influences asiatiques on retrouve aussi dans sa cuisine les accents du sud-ouest avec le chorizo ou les encornets.
Et des légumes aujourd'hui très tendance comme les tomates anciennes, qu'il a découvertes à San Francisco parce les produits bio y sont très présents. Si William n'inscrit pas de plats végétariens à la carte mais il a déjà improvisé un menu pour un client américain. Avoir travaillé dans l'hôtellerie apprend à être réactif. On ouvre les frigos, on réfléchit et on s'amuse du challenge.
Tout à l'heure des clients vont demander des portions entre la demi du menu et celle de la carte ... et William acceptera tout en riant parce que cela revient à exiger 2 gros petits Maigres, un poisson qui est devenu sa spécialité.
Le plus important pour un cuisinier, dit William, c'est de se faire le palais. Un de ses patrons lui avait donné comme conseil de gouter à tout en combinant deux produits au hasard après avoir ouvert le frigo. Le meilleur moyen de faire des découvertes.
On découvre ainsi un menu épuré avec 5 entrées, 5 plats et 4 desserts, tous aussi alléchants les uns que les autres.
Parmi les entrées :
Plats :
Marie n'aime pas cuisiner, mais elle adore déguster.
Un des plats les plus demandés est la Poitrine de cochon confite du Cantal Artichauts poivrade - jus façon teriyaki, mais le temps estival d'aujourd'hui ne s'y prêtait pas. (Je n'ai donc pas eu l'occasion de la photographier)
Desserts :
On peut aussi demander un Fromage sélection - Chutney épicé (non photographié)
La carte des vins est intitulée WINE, comme une déclinaison de WILL. A l'heure du déjeuner on peut opter pour le plat du jour à 14 €, ou une combinaison à 19 € avec 2 petites entrées et un plat ou un plat et un dessert que l'on choisit sur la carte. Cette formule est idéale pour gouter la cuisine de William sans ruiner son budget et participe au succès du restaurant.
Mêmes "petites", les portions sont raisonnables comme en témoignent les photos ci-dessous où l'on voit la version formule de la Ricotta et du Maigre, puis le plat du jour. Accompagné d'un verre de Quincy, un blanc minéral très équilibré.
William travaille dans un espace ultra-restreint, mais fonctionnel, le nez face au passe-plat. Un quart de tour sur la droite ou sur la gauche lui permet d'attraper les instruments dont il a besoin et il lui suffit de tendre le bras pour accéder au piano.
Je remarque des couteaux sur chaque mur, allemand, japonais. Une grande variété;
Un tel endroit impose de bien s'entendre. On ne pourrait pas y diriger une brigade. Il n'y a guère de place que pour une autre personne, qui doit être aussi mince que lui. C'est Elodie qui le seconde depuis quelques semaines. Elle a la charge des entrées et des desserts, que William contrôle systématiquement avant l'envoi, et il arrive encore qu'il remonte un carré d'avocat de la pointe du couteau, suggère d'ajouter quelques feuilles de ceci ou cela ...
Régulièrement le chef se pose et récapitule à voix basse ce qui est fait et ce qui reste à faire, sans précipitation.
A 11 h 45 l'équipe (William et Marie, Elodie et Marc, le maitre d'hôtel) déjeunent sur la table d'hôtes. Aujourd'hui c'était salade composée fruits et légumes, très colorée, avec comme boisson une carafe de sirop de fraise. Pour l'occasion le couple sort des assiettes vintage, roses, semées de fleurs, souvenir de leur passage dans un hôtel qui voulait s'en débarrasser.
Le déjeuner se déroule dans une atmosphère détendue, juste troublée par le bruit des fourchettes. La conversation est teintée d'humour. Les échanges portent sur le descriptif du plat du jour ou les dernières séries télévisées. La sauce régale la tablée qui l'éponge avec le pain.
William est quelqu'un de sérieux qui ne se prend pas au sérieux. Il s'accorde le temps de blaguer malgré une préoccupation qui ombre parfois son visage. Les autres rient franchement.
Les clients commencent à entrer. La carte est étudiée avec concentration. Elodie met la toque. Le chef noue un tablier propre. Marie prend son bloc. Marc tranche le pain.
La cuisine est agencée de manière à ce que personne n'y entre pendant le service. Un second passe-plat sert à déposer les assiettes sales dont William vérifie d'un coup d'oeil qu'elles reviennent vides, signe que le client a indubitablement apprécié.
Le soir il prend le temps de sortir de la cuisine et d'aller au devant des clients en fin de service pour entendre leur avis en direct.
Sa patience et son calme avaient été déterminants lors de son passage à la tête du restaurant Manger. William en garde un excellent souvenir même s'il estime que cela demeure une gageure que de servir des repas haut de gamme à un coût raisonnable.
Maintenant qu'il a son propre restaurant, il peut, comme il le dit lui-même, "se lâcher" et faire la cuisine qui lui plait. Un sourire éclaire son visage quand Marie passe le nez en ramenant des assiettes vides tout en lui rapportant la parole d'un client "C'était très bon, chef !".
Son regard se pose régulièrement sur la photo de son fils, Arthur, 3 ans et demi, discrètement posée au bout du passe-plat.
William et Marie vont bientôt faire une pause en amoureux, 6 jours de plage sur une île ensoleillée. C'est peut-être un autre de ses secrets pour rester un chef "zen", recharger les batteries pour demeurer dans la Will attitude à la rentrée ...
Restaurant Will, 75, rue Crozatier, 75012 ParisRéservation vivement recommandée : 01 53 17 02 44Métro : Ledru RollinFormules midi : plat du jour à 14 €, formule à 19 € (2 petites entrées et un plat ou un plat et un dessert). A la carte : entrées à 12 €, plats à 24 € et desserts à 9 €Le soir Menu dégustation en 4 étapes à 45 €Fermé dimanche et lundi soir, et du 10 au 20 août 2014