Mausolée du Général José de San Martin*
Hier, dans la cathédrale, vers 11h15
* Cette chose mastoque et inélégante,
si peu dans le goût sobre et délicat de celui dont c'est la dernière demeure,
a été concoctée en 1880 par un artiste français, le sculpteur Carrier-Belleuse.
Celui-ci n'est d'ailleurs pas le seul de mes compatriotes à avoir esquinté cette belle église.
Prospère Catelin l'avait sans doute déjà surpassé dans le moche en 1822
avec une malheureuse façade qui prétend copier La Madeleine à Paris !
Le 17 août, vous le savez désormais si vous avez l'habitude de suivre ce blog, c'est en Argentine la dernière fête patriotique de la série de quatre jours fériés qui s'étale sur l'hiver austral :
- le 25 mai : anniversaire de la Révolution qui mit fin à l'Ancien Régime en 1810 ;
- le 20 juin : fête du drapeau (placé là dans le calendrier, en l'honneur de Manuel Belgrano, créateur de la bannière argentine, décédé ce jour-là en 1820) ;
- le 9 juillet : anniversaire de la déclaration d'indépendance (en 1816)
- et le 17 août : celui de la mort du général José de San Martín, intervenue dans l'été 1850 à Boulogne-sur-Mer, en France. Même si beaucoup d'Argentins seraient bien incapables de situer notre plus grand port de pêche sur une carte de l'Hexagone (1)...
Ainsi donc hier, dimanche 17 août, c'était la fête à San Martín (et aujourd'hui, c'est un jour férié).
Suggestion de présentation, comme on dit sur les plats surgelés
Et de fait, ce n'est pas un événement triste que l'on commémore en ce long week-end. On célèbre un homme immensément populaire de son vivant et bien longtemps après sa mort. On fête le héros, sans toujours bien savoir au reste qui il était vraiment. Je suis frappée quand je suis ici de voir le peu de choses que les gens, y compris très cultivés, savent de ces grands héros et de la période révolutionnaire elle-même. On entend une stupéfiante quantité de balivernes qui ne résistent pas à trois secondes d'un examen de simple bon sens. C'est la grande différence avec ce qui se passe en Europe où le public (pour peu qu'il soit un rien motivé) sait assez bien qui ont été Charles Quint, Napoléon, Victoria ou son oncle bien-aimé, Léopold Ier, Roi des Belges. Dans l'ensemble, on connaît passablement leur vie et leur personnalité. Pour les héros argentins, il en va tout à fait autrement : les noms et les visages sont certes connus et même archi-connus pour certains d'entre eux, quelques uns de leurs hauts faits, par ailleurs surexploités, le sont aussi mais tout le reste, et notamment leur personnalité, leurs relations avec leurs contemporains, leurs prises de position dans les circonstances qu'ils ont traversées et les lieux où ils ont vécu, tout cela est noyé dans un flou savamment entretenu pendant des décennies par une classe possédante qui n'avait aucun intérêt à faire valoir que ces grands personnages avaient été d'authentiques révolutionnaires et par un enseignement de l'histoire d'une médiocrité à faire pleurer à l'école obligatoire (et même jusqu'au bac). Et je ne parle même pas de la vie privée de ces hommes et femmes illustres , car c'est un domaine où le fantasme règne en maître chez les lecteurs (qui gobent n 'importe quoi) comme chez les auteurs, dont les insuffisances feraient par comparaison passer Alexandre Dumas, Maurice Druon, André Castelot, Alain Decaux et Jean Des Cars pour des historiens dignes d'entrer au Collège de France !
Ce qui, dans les cérémonies protocolaires comme celles d'hier, nous donne à la fois le compassé des postures (chez les civils et les militaires en retraite), l'éclat des uniformes chez les militaires d'active (allié à une décontraction certaine et fort déconcertante pour nous) et des propos insondablement creux, ennuyeux à mourir mais pleins d'emphase. L'indigence historique des harangues les situe à peine au-dessus d'une leçon d'histoire d'école primaire et encore dans les petites classes (2). Et malgré ce vide sidéral, tout le monde vibre, tout le monde chante de tout son cœur et surtout chacun y trouve son compte, puisque tout le monde y met et y voit ce qu'il veut (mais j'ai tout de même entendu quelques critiques sur la médiocrité du contenu). Dans cette auberge espagnole trouvent donc encore à se loger de vieilles querelles idéologiques rancies qui se poursuivent jusqu'au pied de la statue du héros, précisément en un jour et une occasion où l'Argentine est censée se rassembler autour du Père de la Patrie.
Plaza San Martin, hier, vers 14h15.
La musique du Régiment des Grenadiers à Cheval se prépare
dans une décontraction inimaginable en pareille circonstances
en France ou en Belgique.
Pour la Suisse, je n'ai jamais vu, je ne me prononce pas...
C'est ainsi qu'une demi-heure avant le début de la cérémonie sur une Place San Martín écrasée de soleil et encore vide à l'heure du déjeuner dominical, j'ai été, sans même avoir le temps de me présenter, prise à parti par un vieux monsieur, furieux de voir une place presque vide (elle s'est remplie après) et partisan d'un silence pudique (mais coupable) sur les crimes de la Dictature. Sans même se présenter (or c'était une huile proche du commandement militaire), le voilà que se met à insulter devant moi la Présidente de son propre pays, comme si je ne pouvais qu'être d'accord et comme si c'était là l'essentiel à échanger avec une Française présente sur cette place, à cet endroit-là, à une telle heure et une telle date. C'est mal connaître, me semble-t-il, l'identité française. N'est-il pas allé jusqu'à faire mine de justifier l'assassinat de Laura Carlotto, la fille de Estela de Carlotto, dont tout le monde a enfin découvert la tragique histoire grâce à l'identification de son fils disparu à la naissance (voir mes articles récents sous le mot-clé Abuelas). Après tout, m'a-t-il lancé, ce n'était qu'une guerrillera. Sous entendu (et cela a presque été formulé ouvertement), elle n'a eu que ce qu'elle méritait (pour rappel : Laura Carlotto avait une vingtaine d'années, elle attendait un enfant, elle a été arrêtée et tenue au secret, sans jugement ni motif légal, puis torturée, privée de son nouveau-né cinq heures après la délivrance et quelques jours plus tard assassinée par du personnel militaire agissant sur ordre dans un pays signataire de la Déclaration universelle des Droits de l'homme et donc membre de l'ONU). Cela a été très dur pour moi de ne pas exploser devant cette volonté acharnée, sotte et bornée, de m'imposer ces vues d'ailleurs très désordonnées (et pourtant il se rendait bien compte qu'il y avait là de sa part une forme d'indélicatesse à mon égard), devant cette impossibilité du dialogue, devant les théories politiques fumeuses et même délirantes qu'il avançait et les injures dont il couvrait un chef d'Etat démocratiquement élu, auquel il reprochait plus que tout d'être une femme (plus sans doute que d'être péroniste). C'était pathétique. Il m'a dit avoir 80 ans (Estela de Carlotto en a quatre de plus, et elle a l'esprit nettement plus clair et plus vif que ce vieillard belliqueux).
Au-delà du scandale d'un homme âgé qui tente de justifier, sans l'ombre d'un argument, fût-il de mauvaise foi, un passé sanglant dont le pays a bien du mal à se purger, le plus surprenant était qu'à aucun moment cet homme n'a pu imaginer que ce qu'une Française venait honorer sur cette place pouvait être l'exceptionnelle contribution du général à la cause des droits de l'homme et que croyant sans nul doute honorer lui-même San Martín, ce bonhomme lui faisait l'insulte qui l'a le plus offensé sa vie durant, lui, le général vainqueur et génial qui a passé son existence à haïr les dictatures (notamment militaires) en temps de paix, a toujours vomi le recours à la violence en politique intérieure et n'a jamais ménagé aucun effort pour l'éviter en politique étrangère, donnant systématiquement la priorité à la conciliation sur l'appel aux armes, contrairement à ce que beaucoup, dont sans doute cet éprouvant vieux monsieur, pensent encore aujourd'hui.
Cette fête du Día de San Martín a donc donné lieu à un dessin de Daniel Paz dialogué par Rudy, dans l'édition dominicale de Página/12 (et qui ne doit pas avoir l'heur de plaire à mon pénible interlocuteur d'hier), un numéro spécial (très bien fait) de Billiken, la revue enfantine dont je vous parle de temps à autre et dont je me suis offert le numéro de la semaine (voir ci-dessus), un dépôt de gerbes sur la tombe du général, dans la cathédrale de Buenos Aires (ci-dessus) et un autre au pied du monument du quartier de Retiro. Le juge Griesa (3) dit qu'il n'est pas scientifiquement prouvé que San Martín soit le Père de la Patrie et il a ordonné de soumettre Paul Singer (4) à une analyse ADN. (Traduction Denise Anne Clavilier)
Le tout en images et presque en direct.
(1) Mais quels sont ceux d'entre les Français qui savent correctement situer l'île de Sainte-Hélène, où la France détient pourtant un petit bout de territoire qui lui a été octroyé par la Grande-Bretagne pour y installer un espace muséographique, tout comme l'Argentine dispose depuis 1924 de la maison où San Martín a rendu le dernier soupir et en a fait un musée extraterritorialisé à mi-hauteur de la Grande-Rue, entre port et citadelle. (2) Le discours, délivré sans note et sans papier, par le premier vice-président de l'Institut Sanmartiniano, était un catalogue de faits militaires, sans aucune vue d'ensemble, ni considération politique (il faut le faire !) ni référence aux grands thèmes de cette vie de lutte : l'évangile des droits de l'homme (selon l'expression qu'aimait le général), la libération des esclaves, le développement technique et industriel du pays (voir le travail qu'il avait abattu à Mendoza dans ce domaine), la place accordée à la culture et à l'enseignement. Sans parler des qualités humaines du bonhomme : sa courtoisie toujours exquise, son charisme personnel, son sourire, son empathie, son enthousiasme, son courage pour vaincre la maladie... Il faut dire aussi que Buenos Aires a fêté hier le héros avec des autorités de second rang. Les personnalités de premier plan, ministre de la Défense, chef d'Etat-major, président de l'Institut (au discours brillant, clair et largement renouvelé), colonel du Régiment, tous s'étaient rendus dans les Provinces cuyaines, à Mendoza, San Juan et San Luis, en pleine célébration depuis une semaine du Bicentenaire de San Martín à Cuyo. La capitale fédérale n'avait donc gardé que les seconds couteaux ministériels et les vieilles badernes, ni très sympathiques ni guère inventives, d'un Instituto Nacional Sanmartiniano à la grand-papa, voire à l'arrière-grand-papa. Ils étaient tous tellement ridés et courbés, ils paraissaient tous si fragilisés par l'âge qu'on pouvait se demander s'ils n'étaient pas là depuis la fondation par José Pacífico Otero, en 1936. Cette célébration manquait singulièrement de responsables en poste, au zénith de leur carrière et de leurs moyens intellectuels et professionnels, pour qu'elle soit digne de la hauteur de vue et de l'imagination au pouvoir que fut l'épopée sanmartinienne de 1812 à 1822. (3) Juge new-yorkais qui préside les négociations autour du contentieux entre la République Argentine et deux détenteurs privés de sa dette souveraine, deux fonds d'investissement qui exigent le remboursement immédiat, sans restructuration, de cette partie de la dette qu'à des fins spéculatives, ils ont rachetée aux véritables investisseurs dans l'emprunt d'Etat contracté il y a de nombreuses années par l'Argentine. Thomas Griesa est dans la ligne de mire de tous les Argentins, ou presque tous, toutes couleurs politiques confondues (sauf sans doute mon affreux de la Plaza San Martín, qui doit trouver ces gens-là fort à son goût). (4) Actionnaire majoritaire d'un des deux fonds d'investissement nord-américains.