Les ponts de la Goutte d'Or : 1. le pont Jean-François Lépine

Par Jrb

L'ancienne commune de la Chapelle,  annexée à Paris en 1860 pour former le 18e arrondissement avec la commune de Montmartre, s'est vue coupée en deux en 1845 par le percement des voies de chemin de fer du Nord qui aboutissent à la Gare du nord toute proche. Ainsi la Goutte d'Or, alors quartier de la Chapelle, s'est trouvée de fait coupée du centre de la commune. Dès lors, la nécessité de lancer des ponts pour recoudre ce territoire déchiré s'est imposée.Plusieurs ponts ont d'emblée été construits sur la tranchée des chemins de fer, comme le pont Marcadet, le pont Doudeauville, le pont de Jessaint ou le pont Saint-Ange (sur le boulevard de la Chapelle). D'autres ponts ont été projetés, même un square couvrant les voies de chemin de fer (nous reviendrons sur ces projets avortés dans un article à venir), mais parmi eux, seul le pont Jean-François Lépine a vu effectivement le jour. 


Plan de la Goutte d'Or, nouvellement traversée par les chemins de fer du Nord, aux environs de 1845

Nous commençons donc une série d'articles sur les ponts de la Goutte d'Or par le dernier né de ces ouvrages d'art, le pont Jean-François Lépine.


Vue sur le pont Jean-françois Lépine depuis les voies de chemins de fer, photo prise sous le pont Jessaint. Carte postale sur la grève des Cheminots du Nord de 1910

Un exploit technique 

La construction de ce pont n'est pas passée inaperçue et a retenu l'attention de la presse généraliste et de la presse spécialisée. En effet, d'abord monté d'un seul tenant, il a été jeté en deux jours, les  23 et 24 août 1897, au-dessus des voies de chemin de fer. L'extrait du journal la Science Française, reproduit ci-dessous, détaille la délicate opération.

Extrait de la Science Française N° 132, Aout 1897:

"LE LANCEMENT DU PONT DE LA RUE STEPHENSON 
Le pont J.-F. Lépine (1). 
Le pont de la rue Stephenson sur la voie du chemin de fer du Nord repose depuis quelques jours sur ses culées. L'opération délicate du lancement s'est faite sans incident, en présence d'une foule curieuse. Le pont J.-F. Lépine relie la rue Stephenson à la rue de la Chapelle ; il a été voté en 1894 par le Conseil municipal. Après les formalités administratives, les enquêtes, les expropriations, etc., les plans furent dressés par M. Louis Biette, ingénieur de la septième section municipale, et approuvés par M. Boreux, ingénieur en chef du service technique. 
Ce pont traverse la vaste tranchée de la ligne du chemin de fer du Nord et exactement il l'endroit de la « bretelle » de jonction de toutes les voies. On désigne sous le nom de bretelle une série d'aiguilles qui permet de faire passer les trains sur toutes les lignes aboutissant à la gare d'arrivée ou s'éloignant de celle-ci. C'est un enchevêtrement de rails en ligne droite et en biais, qui supprime tout espace libre ; il n'y a pas en quelque sorte d'entre-voie sur ce point et il était donc impossible de placer  un pont à piliers, ni môme d'élever un échafaudage pour le montage sur place. 


Il fut donc décidé qu'on assemblerait le pont sur l'une des rives et qu'on le poserait ensuite sur les culées édifiées de chaque côté de cette tranchée large de 40 mètres. On emprunta une partie du square Saint-Bernard, on confisqua la rue Stéphenson et on obtint ainsi un chantier assez vaste pour y effectuer le montage du pont. Les travaux commencèrent le 5 mai dernier, et à la fin de juillet l'assemblage était terminé. Le pont a 43 mètres de long, 13 de large ; il pèse 400.000 kilogrammes. En même temps on édifiait les culées en maçonnerie destinées à recevoir les extrémités du pont. Ce travail donna lieu à quelques surprises, car le sous-sol des environs est compose de couches marneuses, de carrières remblayées. Bref, on tomba juste sur une poche sablonneuse et il fallut creuser quatre puits de dix-huit mètres de profondeur pour asseoir solidement les culées. Ce travail spécial fut dirigé par M. Brunet, conducteur municipal, pendant que son collègue, M. Thomas, surveillait le montage du pont. 
Tout étant prêt, le dernier rivet posé, l'avant-bec, long de vingt-sept mètres, et du poids de cinquante tonnes, fut ajusté au pont et M. Biette procéda, avec M. Thomas, son collaborateur, aux expériences de vérification. Ces expériences furent contrôlées par M. Borcux, ingénieur en chef. 
Il ne s'agissait plus que de placer le pont en travers de la tranchée, sans interrompre la circulation si active des trains de la Compagnie du Nord. 
Le pont fut placé sur une série de galets, huit treuils furent solidement fixés,et on procéda à l'opération. C'est en apparence très simple quatre chaînes sont attachées de chaque côté de l'extrémité du pont qui reste sur la rive; ces chaînes vont sous le pont passer sous des poulies de renvoi et reviennent s'engager sur les treuils. Deux autres chaînes sont fixées directement. Les quatre chaînes font avancer, les deux autres retiennent, et cela est si bien agencé que seize hommes suffisent pour faire déplacer cette masse de fer de quatre cent cinquante tonnes. 
L'avant-bec ayant passé, on commença à faire avancer le pont. Tant que l'avant-bec dépasse, cela va bien, il est supporté parle poids du pont qui lui est quatre fois supérieur mais   l'opération devient épineuse, c'est quand l'avant-bec prend son appui de l'autre côté. 
En effet, le pont, à partir de ce moment, n'est plus en équilibre et naturellement tend à basculer, c'est   l'avant-bec entre en travail, et plus cela va, plus le travail augmente car le poids du pont s'accroît. 
Il y a un moment émotionnant, car cette opération esttrès périlleuse; mais tout avait été disposé en prévision du basculage, qui couperait les voies et bloquerait la gare. Les trains n'ont pas cessé de circuler, le « basculage » ne s'est pas produit, et les craintes des ingénieurs du chemin de fer se sont dissipées. 
L'opération a été menée avec une précision remarquable. Après quelques heures, le pont touchait de l'autre côté et l'avant-bec dévalait inutile. C'était un spectacle fort instructif pour tous ceux qui s'intéressent aux travaux d'art, et il faut féliciter en bloc MM. Boreux, Biette et Thomas, et aussi un praticien expérimenté, M. Bergeron, chef monteur de MM. Nouguier et Kessler, d'Argenteuil, les entrepreneurs de la construction du tablier métallique. M.Bergeron lançait son cinquantième pont. Le pont, avec ses travaux de viabilité, coûtera environ 400.000 francs.


1. Jean-François Lépine, qui donne son nom au pont, n'est nullement parent du préfet de police ; c'était un habitant de la Chapelle, décédé récemment, et qui a laissé une rente de 80.000 fr. aux pauvres du quartier."

Pour compléter et illustrer cet article de la Science Française, la revue Le Génie Civil nous offre des schémas et photographies montrant parfaitement la prouesse technique, unanimement saluée alors comme telle (cliquer sur les images pour agrandir).

Extraits de la revue Le Génie Civil, N° 795 4 septembre 1897. 


"Croquis schématique montrant différentes phases du lançage du pont J.-F. Lépine"

 

  
Plusieurs vues sur les opérations de lançage du pont jean-François Lépine

Le pont Jean-François Lépine fût inauguré le 21 février 1898 le même jour que le nouveau groupe scolaire Saint-Luc, situé dans la rue éponyme toute proche.

Le Rappel du 22 février 1898

Vibrons sur le pont

En 1902 le pont Jean-François Lépine est l'objet d'une expérimentation sur ses réactions aux vibrations. Une expérience qui n'est pas passée inaperçue dans le quartier et bien au-delà. Là aussi, la presse s'est fait l'écho de cette singulière expérience qui visait à mesurer la résonance du pont. On y fit passer un rouleau compresseur de 30 tonnes, puis un groupe de seize hommes (de "pas plus de mille kilos au total") au pas de gymnastique. Ce dernier test est plutôt inquiétant, car le diagramme obtenu montre que le pont entre alors dangereusement en résonance ; une foule dense qui le franchirait au pas cadencé le mettrait gravement en péril. On peut voir le résultat inquiétant sur le diagramme ci-dessous :

  

Un peu plus tard, en mai 1928, un arrêté préfectorale interdit à tout véhicule dont le poids est compris "entre 7,5 tonnes et 10 tonnes sur l'un des essieux" d'emprunter le pont Jean-François Lépine (au-delà de 10 tonnes par essieu, les trajets sont soumis à autorisation).

Un nom bien laïc...

La rue J.F. Lépine vers 1900

Chaque pont porte un nom, généralement celui de la voie qui le traverse. Le pont Jean-François Lépine, en toute logique porte celui de la nouvelle rue ouverte en vue de sa construction et qui relie la rue Marx Dormoy (alors rue de la Chapelle) et la rue Stephenson. Jean-François Lépine, ancien habitant de l'ancienne commune de La Chapelle et philanthrope est mort sans héritier, il a légué une rente de 80.000 francs aux indigents du quartier. C'est en sa mémoire qu'il fût attribué son nom à cette rue et ensuite au pont qui la prolonge.

Acte de décès de Jean-François Lépine

Précisons qu'il ne faut pas confondre Jean-François Lépine et Louis Lépine, alors préfet de Paris et qui a laisser son nom au concours éponyme. Confusion que l'on retrouve dans le journal satirique Paris à la Fourchette, qui déplore, à tort, l'outrecuidance dudit préfet qui se serait attribué le nom d'une rue de son vivant. Une place porte depuis le nom de François Lépine dans le 4e arrondissement.

Paris à la Fourchette, 1897

À l'annonce de l'inauguration du pont J.F. Lépine, le journal chrétien La Croix s'émeut dans son édition du 18 janvier 1898 du choix du nom pour ce pont. Croyant que le pont aurait été nommé "pont Saint-Bernard" en référence à l'église Saint-Bernard toute proche, il déplore qu'on préfère un nom "bien long… et pas populaire" plutôt que celui d'un saint. Rappelons que l'époque est celle de débats houleux qui aboutirons à la loi de 1905 sur la laïcité, l'enjeu dépasse la facilité d'usage qu'invoque La Croix.

Extrait du journal La Croix, 18 janvier 1898

Terminons en ajoutant que, comme les autres ponts de la Goutte d'or, le pont Jean-François Lépine sera allongé à pour permettre l'élargissement des voies de chemins de fer du Nord en 1977, rendu nécessaire avec l'augmentation du trafic ferroviaire.