Le LFO pendant le concert d'ouverture © Peter Fischli/Lucerne Festival
Difficile, cette année de revenir à Lucerne l’été. Depuis 2003, un rituel était né, avec les 10 jours du LFO, les programmes composés par Claudio Abbado, cette chaleur incroyable du public qu’il avait su séduire, cet engagement des musiciens auxquels il était lié par une très longue collaboration : certains l’avaient connus lorsqu’ils étaient tout jeunes, lorsqu’ils étaient au Gustav Mahler Jugendorchester (GMJO) et ils l’avaient suivi ou croisé tout au long de leur vie professionnelle. Mais surtout ne pouvaient à cette occasion que défiler dans la mémoire du cœur et de l’esprit les moments incroyables de bonheur que nous avons pu vivre, et notamment les symphonies de Mahler.
De plus, Claudio Abbado, mais aussi Pierre Boulez et l’intendant Michael Haefliger ont su créer une ambiance particulière, chaleureuse, presque familiale à Lucerne qui fait qu’on y arrivait avec le goût de ces rencontres d’amis qui se retrouvent à intervalles réguliers pour faire la fête ensemble. Il y avait de ça à Lucerne.
Cet heureux temps n’est plus.
Mais il n’est pas question pour moi de me retirer et de ne pas accompagner le destin de cet orchestre qui, quel que soit son avenir, restera celui de Claudio Abbado. Un orchestre d’amis…lorsqu’un ami disparaît, les autres continuent. Michael Haefliger a déjà annoncé que cet automne le successeur serait nommé. Il y a une vie qui commence, après Claudio, et sans doute comme Claudio l’aurait souhaité. Une vie pour faire de la musique ensemble, public et musiciens. Et il faut remercier Andris Nelsons d’avoir cette année relevé le gant. Ce doit être difficile, et pour son agenda (il dirige le 16 à Lucerne et le 17 à Bayreuth) et par le défi que cela représente : beaucoup de fans ont réagi en ne venant pas, parmi eux bien des abbadiani. Pour moi c’était vraiment l’année où il fallait être là, pour l’orchestre, pour Lucerne, pour Claudio. D'autant que tout le Festival cette année est dédié à sa mémoire.
Et beaucoup d’abbadiani présents m’ont envoyés sms et mails pour me dire leur immense déception après avoir écouté le premier concert…
Mais en arrivant le 17, j’étais triste, certes, d’un rite vidé de son sens sans le maître mythique des lieux mais très disponible pour entendre de la musique, même si on m’avait annoncé du gris.
Bien heureusement, effet du second concert ? détente des musiciens ? ou défaut d’écoute des abbadiani trop habitués au son Abbado de cet orchestre ? Je n’ai pas trouvé ce concert Brahms si décevant, loin de là. Bien sûr, le son d’Andris Nelsons est plus touffus, plus massif, avec des contrastes très accentués, c’est le cas dans la Sérénade que Claudio a si souvent proposée avec ce raffinement qu’on lui connaissait et cette indicible poésie, et que les habitués devaient trouver ici insupportable. Ce type d’œuvre ne fait pas partie du répertoire habituel de Nelsons, mais l’orchestre n’a pas du tout démérité. C’était loin d’être ennuyeux, avec des moments de très belle facture, mais une ambiance tellement autre, tellement moins élégante, moins fine, moins cristalline, en dépit des réussites çà et là, que pour un abbadien cela commençait très mal.
Toute autre ambiance dans la Rhapsodie pour alto. Une ambiance recueillie, très émue parce que la pièce attire les larmes, notamment à partir de la troisième strophe Ist aus deinem Psalter, avec son passage en ut majeur, bien que composée comme cadeau de mariage. C’est le type même de moment où Abbado excellait…E’ suo, comme disent les italiens. L’émotion est passée, avec un son plus contrôlé, et surtout avec Sara Mingardo, voix merveilleuse de contralto, qui avait l’habitude de chanter avec Claudio, et qui sait communiquer avec la voix et avec le cœur. Le magnifique chœur d’hommes du Bayerische Rundfunk a fait le reste. L’orchestre répondait totalement aux attentes, ce fut là certes un moment pour abbadiani, mais avant tout un vrai beau moment musical où l'auditeur se sentait totalement impliqué.
Le lecteur comprendra les difficultés des auditeurs habitués à Abbado : ce concert fut pour beaucoup le moment où ils ont réalisé que Claudio n’était plus là et que, quel que soit le successeur, il faudrait s’habituer à d’autres approches, d’autres sons, d’autres gestes. Et que chercher à coller une ombre tutélaire sur une autre silhouette de chef ne pouvait que conduire à des déceptions cruelles, et à des jugements injustes, à l’emporte pièce, dictés par le vide ressenti et non par l’écoute.
Andris Nelsons dirigeant le LFO © Peter Fischli/Lucerne Festival
On le sent parfaitement à l’audition de la Symphonie n°2 de Brahms, l’univers construit par Andris Nelsons est tout autre. Un chef de 36 ans peut difficilement jouer Brahms avec l’expérience et le parcours d’un chef de 80 ans, dont la formation même a été faite de ce répertoire (Abbado a été formé à Vienne chez Hans Swarowsky). Andris Nelsons vient d’une autre école. Première différence, là où Abbado évoque sa première expérience musicale forte avec un nocturne de Debussy, Nelsons parle d’une représentation de Tannhäuser. Il a été formé à l’école de Saint Petersburg, directement et à travers Mariss Jansons qui rappelons-le fut l’assistant de Mrawinski. Jansons dont le Brahms a toujours fait discuter (je me souviens d’une exécution du Deutsches Requiem à Lucerne qui avait beaucoup désarçonné certains abbadiens).
Le son de Nelsons manque peut-être de raffinement dirons certains, un son moins policé, et plus direct, plus brut, qui donne une couleur un peu rude à la symphonie. Mais le sens du contraste, le soin apporté aux moments plus contenus (magnifique deuxième mouvement) pour faire exploser l’orchestre dans les forte, une énergie particulièrement marquée, et vitale sans être démonstrative, vécue comme de l’intérieur, tout cela fait partie du style de Andris Nelsons. Nelsons n’est pas un chef très médiatique, il fait partie de ces chefs que j’apprécie parce qu’ils ne dirigent pas pour la galerie, pour montrer comme ils sont bons, c’est un chef du ressenti.
Le son de l’orchestre de Nelsons est ce son plein et chaleureux très caractéristique des écoles du nord, et notamment de l’école russe et tous les italiens présents sont plutôt habitués à Abbado, certes, mais aussi au Brahms de Giulini, ou même de Chailly, aux antipodes. On parle de la formation des chefs, mais on devrait aussi parler de la formation ou du formatage des spectateurs …
Sara Mingardo et Andris Nelsons © Peter Fischli/Lucerne Festival
Et, signe que les choses ne sont pas allées si mal, l’orchestre suit le chef avec sa conscience et son engagement habituels (premiers violons, Gregory Ahss Konzertmeister du Mozarteum et Sebastian Breuninger Konzertmeister du Gewandhaus de Leipzig), toutes les stars du Lucerne Festival Orchestra sont présentes, sauf Alois Posch (contrebasse), on entend le cor superbe de Alessio Allegrini, la trompette de Reinhold Friedrich, les timbales magiques de Raymond Curfs, et comme de juste les deux phénomènes Jacques Zoon (flûte) et Lucas Macias Navarro (hautbois) : l’excellence de l’orchestre n’est plus à démontrer, son engagement non plus, d’autant plus cette année, mais un orchestre est un corps vivant, qui doit lui aussi faire son deuil et s’adapter à d’autres visions.
En conclusion, ce fut un beau concert, très ressenti, évidemment très différent de ce à quoi Claudio nous avait formatés : il fallait redescendre sur terre, et je le dis sans aucune acrimonie, ni déception, et nous sommes redescendus dans une sorte d’excellence musicale de l’ordre des esprits, et non de l’ordre des âmes . Il faudra sûrement un peu de temps pour recaler tout cela. Ce fut un moment difficile, mais nécessaire. Le Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons ont mérité la standing ovation qui les a salués.
Andris Nelsons le 15 août 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival