Alors que je grimpais vers le sommet du Hohneck, le soleil entamait les prémices de l’engourdissement crépusculaire.
L’air se faisait plus doux, omettant de m’accabler de la lourde chape de la chaleur estivale qui sévissait dans la vallée.
J’avais choisi la face ouest, le versant lorrain, pour rallier le sommet culminant à 1 363 mètres - ce qui plaçait le mont à la troisième place des plus hauts points des Vosges- laissant la face est, abrupte et dangereuse, aux alpinistes venus chercher des sueurs froides.
J’avais abandonné la horde des touristes en haut du télésiège et pris un chemin qui s’enfonçait au milieu des pins.
Laisser la foule derrière moi avait été un soulagement. La solitude en ces lieux uniques et sereins était comparable à un nectar enivrant qu’il n’était pas envisageable de partager de bonne grâce.
Egoïstement, je n’aspirais qu’à m’approprier totalement mon environnement et à goûter jalousement à ses splendeurs.
Ces nuages étaient à moi.
Ces arbres étaient miens.
Fleurs, insectes et air pur… à moi, seule au monde habilitée à m’en délecter !
Sur ces sentiers, je me retrouvais, je me découvrais, je pouvais me laisser aller à des penchants misanthropes que je n’aurais jamais soupçonné pouvoir ressentir sans rougir.
Et c’est sans honte que je déclarais au peuple invisible de la forêt que je ne souhaitais pas croiser âme humaine qui vive et que seule ma compagnie me semblait tolérable.
Emergeant de la forêt de résineux, je débouchais sur une vaste étendue mêlant pierres et herbes rases, jaunies par le soleil.
Au loin, le sommet du Hohneck était déjà bien perceptible et le reste de ma randonnée allait se dérouler dans des montées plus ou moins prononcées, adoucies par des vallonnements épars. Ces quasis petits nids douillets entre deux gravissements soutenus me semblaient comme autant de brefs havres de paix propices à la contemplation et à la récupération d’une respiration malmenée.
Sur ma gauche, la montagne plongeait vertigineusement si bien que j’étais prise par un délicieux et pernicieux vertige en me rapprochant du bord déchiqueté.
La vallée s’offrait dans ses parements de canopées bleutées, la teinte naturelle du sommet des arbres étouffée par l’ombre dévorante de la montagne.
Quelle palette de peintre aurait eu l’idée de convoquer ces verts sombres moirés, ces bleus céruléens, ces petites touches de marron étranglé ?
Quelle main aurait eu la folie de badigeonner rageusement ce paysage enchanteur d’un vernis garrottant la luminosité des éléments naturels ?
Il me semblait encore apercevoir, de-ci de-là, les coups brossés du pinceau de l’artiste dément…
Laissant ces considérations picturales, je pressais le pas vers le sommet, maintenant tout proche.
Ma déception fut fulgurante.
Un chalet-restaurant et son parking asphalté défigurait ce qui aurait dû s’offrir au marcheur comme un sommet arrondi sous l’érosion des siècles et le seuil vierge d’un idéal panoramique.
Au lieu de cela, le cerveau d’un fou – assurément car comment un esprit équilibré et sensé aurait pu être traversé par une telle idée et, pire, la concrétiser ? – avait décidé un jour d’aménager une route pour laisser les véhicules accéder sans encombre au sommet.
Des lungtas* aux couleurs vives claquaient au vent, noués à un poteau indiquant l’altitude.
Leur aura spirituelle tranchait cruellement avec la longue tranchée noirâtre empruntée par les automobilistes.
Ces derniers s’extirpaient pesamment de leur véhicule pour pouvoir déclarer que oui, ils foulaient bien le sol de ce point remarquable et que la buvette leur tendait les bras pour se requinquer après tant d’émotions…
Parfois l’esprit humain me semblait si déprimant que je préférai tourner le dos à mes semblables et m’abimer dans la contemplation des mamelons ocrés des sommets, les sens embarqués sur les ailes des oiseaux de proie tournoyant dans les cieux.
La descente se décida vite et sans regret ni pour mon rêve dérobé ni pour l’illusion de sérénité qui avait guidé mes pas jusqu’ici.
J’empruntais le chemin inverse, légèrement dévié de celui de l’aller et qui m’amenait à longer l’à-pic du versant tout en profitant de la sécurité d’un bosquet d’arbustes feuillus.
Au début, ce fut surtout le léger bruissement sur ma droite qui attira mon attention.
Le bruit était si faible, si ténu que je n’y aurais pas porté plus d’égards si toute randonnée ne se traduisait pas pour moi par l’envie de me mettre en accord avec le monde furtif de la nature.
Bientôt, ce fut un mouvement discret capté du coin de l’œil qui retint net mes pas.
Je plongeai instinctivement au sol, dissimulée par les branches basses des arbustes et les herbes hautes.
Par chance, le vent venait face à moi, m’apportant les sons de la montagne mais retenant ma signature olfactive humaine dans le sens inverse.
Emerveillée, je distinguai devant moi une tête caprine, noble et racée, celle d’un animal arborant deux jolies cornes noires légèrement recourbées.
Un chamois avançait d’un pas tranquille.
Me faisant plus discrète que le vol de l’insecte, me glissant au plus près de la terre, je restai suspendue au temps curieusement ralenti pour me laisser jouir de cette rencontre impromptue.
Bientôt, je discernai, à la suite de l’animal de tête, une seconde bête puis trois autres individus de taille plus modeste et à la démarche sautillante.
Les deux adultes et les trois jeunes de l’année passaient lentement à deux mètres de moi lorsque le premier chamois se figea et immobilisa sa tête dans ma direction.
J’avais eu l’imprudence de me relever légèrement pour mieux observer la harde, alertant ainsi l’éclaireur saboté.
Tout en s’assurant de mes intentions pacifiques, ils me doublèrent à bonne distance, en pressant tout de même un peu le pas, pour disparaître en contrebas dans une forêt de résineux.
Éblouie et conquise par cette rencontre qui donnait tout son sens à ma randonnée, je décidai alors de les suivre en les pistant le plus discrètement possible.
Je pénétrais à mon tour au milieu des sapins.
La délimitation entre la forêt et l’espace précédent me donna la sensation de franchir le seuil d’une demeure ouverte aux vents. Je n’étais plus vraiment sur la terre des hommes mais bien dans un havre consacré à la nature.
Le soleil filtrait entre les troncs des résineux, rebondissait sur les aiguilles tapissant le sol. Une douce et chaleureuse lumière mordorée enveloppait quiconque pénétrait dans cet espace préservé et serein. Le monde en prenait une teinte irréelle et une quiétude m’envahissait.
A deux mètres devant moi, un chamois se tenait sur ses sabots fins, le pelage arborant sa teinte rousse, ses joues blanches et noires en contraste.
Il dégageait une impression de nonchalance, son souffle paisible et son corps musclé ne trahissaient aucune tension inquiète.
Sa placidité était communicative, il ne se montrait pas le moins du monde inquiété ou curieux de ma présence tout comme je ne me formalisais pas de la sienne.
Il me regarda un bref instant, ses yeux sombres et humides luisaient comme des billes délicates, puis il se mit en devoir de brouter, avançant lentement sous les branches ployées des sapins, arrachant quelques brins d’herbe miraculeusement poussés malgré l’acidité du terrain.
Tel un hôte empli de prévenance envers son invité, il me précédait, relevant parfois la tête, semblant ainsi marquer en silence un détail d’importance.
« Ce résineux n’est-il pas remarquable ? Regarde la puissance de ses branches et l’épais tapis d’aiguilles à ses pieds ! ».
J’écoutais pour ainsi dire le discours de mon hôte, lui qui avait tant à m’apprendre de ces montagnes aux sommets arrondis, de ces sentiers caillouteux, de ces forêts épaisses qui embaumaient l’air de résine chaude, du jour qui s’efface dans des teintes assoupies, de la pluie qui laisse place à la neige lorsque le temps miséricordieux est révolu, de la nouvelle génération qui planterait demain ses sabots tendres dans les pentes abruptes, de notre aveuglement et de notre impatience aussi …
J’étais chez lui, gravement, irrémédiablement, totalement. Il m’accompagna jusqu’à ce que j’arrive au seuil de la forêt puis il disparut en quelques secondes sans même affecter l’atmosphère idyllique.
J’avais juste envie de le remercier.
Silencieusement.
• Drapeaux de prières bouddhistes.