S’il en est un, parmi les poètes, qui ne déroge pas à sa ligne de conduite et de pensée depuis presque 50 ans d’écriture, et ne subit point les modes passantes et passagères, c’est bien Daniel Biga, fidèle à lui-même, de la gent coléreuse des poètes certes, mais des poètes intensément captatifs et oblatifs, qui reçoivent avec courroux les bruits infernaux du monde, mais les restituent avec un teinté de sagesse, pour ce que l’humain Biga se ressource quotidiennement dans l’observation de l’infime touchant, et touchant au cosmique (une pensée élevée à partir de rien) (et pour mieux prendre au dérisoire ses propres aspirations, il écrira : « reliés que tous sommes/via l’ombilic du big band bang »).
Il demeure en effet chez Daniel Biga cette constante tension entre colère et sagesse, entre certitudes et inquiétude, et ne doutons point qu’il est en considération humble de lui-même quand « le moine laïque âgé effeuille son bréviaire d’herbe ». L’Alimentation Générale, boutique où, dans les villages, le chaland trouvera son bonheur quoiqu’il recherche, y trouvera les choses les plus inattendues et qu’il ne recherchera pas forcément, tout pareil qu’en poésie ; l’Alimentation Générale, ce commerce de détail, fait le miel de Daniel Biga qui fait commerce poétique avec le détail, avec la fourmi et son ombre, avec « agrumes et avocats et fressure rognons burnes/et scrotums de Junglerie » aussi bien, « car le compte/des jours des jouirs des joies ordinaires/est tous jours disponible dans les rayons ou sur/les étagères d’/ALIMENTATION GÉNÉRALE », et le fin, le vrac, le gros, le demi-gros, le détail, tout est casé dans l’esprit-mémoire du poète, sa propre alimentation générale. Poète celui-là même pour qui le poème est une décision, vivre est une décision, pour qui voir les « splendeurs de l’ordinaire » relève de la très volontaire décision : celle de ne pas céder à la tentation du morose. L’ordinaire n’a rien d’extraordinaire, sur cela, Biga n’entretient pas l’illusion, car l’extraordinaire, s’il se tapit quelque part, est le fruit d’une recherche, d’un travail long, lent, minutieux, au millimètre près, à la nanoseconde près, le fruit d’une multiplication des sensations en ce pendant de cette recherche.
Éreinté par la vieillesse, « qui ne laisse rien (dé)passer/du passé », le poète n’en aime que plus la vie dans ses moindres recoins, et le poème affirme son attache à celle-ci (le fameux mot « poévie » que Daniel Biga porte en fronton, fièrement, de son œuvre poétique). Le poème est un acte de vie, la preuve marquante d’une vie pensée avec ses actes. Le poète des hauteurs d’Amirat (son refuge montagnard) observe le monde avec gourmandise, « j’ai trop peu de jours à vivre/pour les consacrer au regret », avec gourmandise des mets (à foison variée, comme dans une vieille Alimentation Générale de village montagnard) et gourmandise des mots, toujours, « étornnants tornitruants étornissants /tourbillionnants étourtereaux étourterelles /étourdissants détonnants étourneaux »… étourdissants étourmots ?
L’habitué lecteur de Daniel Biga relèvera toutefois une sagesse portée en sa presque acmé, prenant nettement le pas sur l’ire, « bouddha de silence brouhaha de bouddha » ; il entend le vacarme, mais n’en est point affecté, il en tire des enseignements. Partagé entre une vie séculière et une vie retirée, fasciné par les saints et les mystiques, Daniel Biga est un ébloui méditatif, ainsi, le pigeon gris, « c’est presque un petit frère franciscain ». Totalement apaisé, Daniel Biga ? Rien n’est moins sûr, car dans les poèmes, l’inacceptable affleure encore.
[Jean-Pascal Dubost]
Daniel Biga, Alimentation générale, Editions Unes, 2014, 16 €
[note7994]