Howard Hawks, 1947 (États-Unis)
Hawks s’est intéressé à tous les styles, souvent avec succès : gangsters (Scarface, 1932), guerre (Les chemins de la gloire, 1936), western (La captive aux yeux clairs, 1952, Rio Bravo, 1959 et d’autres), comédie musicale (Les hommes préfèrent les blondes, 1954), péplum (Terre des pharaons, 1955)… En réalisant Le grand sommeil, malgré un scénario confus (ce que tout le monde admet, le réalisateur y compris), il participe à la conception archétypale du film noir.
Débarrassons-nous tout d’abord de l’intrigue. Un vieil homme, Sternwood, engage un détective privé, Philip Marlowe (Humphrey Bogart), pour à la fois enquêter sur la disparition d’un ami et pour mettre la main sur un maître-chanteur qui s’en prend à sa fille Carmen. L’enquête est difficile à suivre. A vrai dire, on ne comprend pas grand chose à cette histoire de chantage pleine de personnages secondaires et de fausses pistes (William Faulkner participe pourtant à l’écriture du scénario). Sur le site du ciné-club de Caen, on trouve cette phrase de Howard Hawks à qui on a demandé ce que signifie le titre de son film : « Je n’en sais rien, probablement la mort, c’est un titre qui sonne bien. Je n’ai jamais bien compris l’histoire du Grand sommeil… ». Dans Chronic’art, Nicolas Vey rapproche la complexité du Grand sommeil de celle de 2001 : l’odyssée de l’espace (le journaliste rédige une note sur la comparaison entre les deux versions qui existent du Grand sommeil ; il semblerait que la version produite en 1946 et sortie l’année suivante ait souffert de coupes multiples).
Ayant fait fi du récit, qu’est-ce qui vaut à ce film de figurer parmi les grands classiques du cinéma américain ? Avant toute chose le couple Humphrey Bogart et Lauren Bacall (Vivian Sternwood). Les deux acteurs viennent de travailler ensemble avec Hawks, sur Le port de l’angoisse (1945), et imposent à nouveau ici tout leur charisme. Les dialogues échangés sont truffés de répliques mordantes. Ainsi, Vivian demande à Marlowe quelle méthode il emploiera pour mener ses investigations, il répond « la classique » et précise qu’elle est décrite « à la page 47 d’Un privé en dix leçons », il ajoute aussitôt « votre père au moins me proposait à boire ». Dans la librairie, Marlowe rentre déguisé et demande si ce sont bien des livres qui y sont vendus, la vendeuse les lui montre et lui fait « ça c’est quoi, des pamplemousses ? ». Les relations du privé avec la gente féminine sont franches et directes. Elles sont d’ailleurs toutes, ou presque, saisies par son charme. « You are cute » entend-on à son propos tout au long du film. La plus jeune des deux filles Sternwood, en mini jupe blanche, lui tombe dans les bras sans le connaître. La seconde petite libraire, retire ses lunettes, défait ses cheveux et passe sa langue sur ses dents pendant qu’il lui sert un verre. L’attitude virile et un brin machiste du privé fait partie de la panoplie, tout comme l’imper, le flingue et le fameux chapeau noir en feutre (appelé Bogart d’après le mythe créé par l’acteur).
Le grand sommeil met en place les éléments propres au genre : le détective, la femme fatale et la pègre. Nous venons de décrire le détective. Lauren Bacall incarne la beauté en face de laquelle il se retrouve, les deux profils en gros plan avant que The end n’apparaissent à l’écran. La pègre, elle, intègre le monde des jeux, les maître-chanteurs, des costauds qui cognent Marlowe dans une étroite ruelle, d’autres criminels… La résolution du récit a lieu de nuit et condense kidnapping, cris de femme et fusillade finale. Considéré par certains comme un parfait chef-d’œuvre, en particulier en raison du modèle qu’il est devenu, Le grand sommeil dispose de suffisamment d’atouts pour que l’incompréhension suscitée ne gêne pas. L’emprunte que laisse Howard Hawks sur ce genre cinématographique est durable.