Je vais vous résumer le livre d'Ann Laura Stoler La chair de l'empire Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial.
L'étude de Stoler porte essentiellement sur les Indes néerlandaises entre la fin du 19eme siècle et le début du 20ème siècle, comme la colonie de Deli à Sumatra.
Etudier l'intimité permet d'identifier les enjeux politiques dans la définition du privé et du public.
L'autorité coloniale repose sur deux prémisses fausses :
- les européens constituent une entité biologique et sociale identifiable
- les frontières entre colonisateurs et colonisés sont faciles à identifier
Elle articule dans ce livre les relations entre genre, race et pouvoir.
Le racisme ne sert pas uniquement à justifier la prolongation du colonialisme et de la suprématie blanche mais sert également une logique de classe.
Ainsi l'on dissimulait les blancs pauvres, indigents, fous, malades ou âgés afin qu'ils n'entament pas le prestige racial blanc. Les administrateurs sont mis à la retraite dés 55 ans afin que les colonisés ne les voient pas vieillir et déchoir.
On évitait de trop faire venir des pauvres et si des colons s'appauvrissent on les renvoie chez eux. Un blanc pauvre pourrait en effet être amené à fréquenter des colonisés et, par sa pauvreté ou sa faiblesse physique, être moins respecté d'eux et ainsi nuire à la réputation de l'empire. On ne souhaite pas non plus que les blancs pauvres aient des relations avec les femmes colonisées ce qui engendrerait des enfants à coup sûr délinquants ; la délinquance étant calculée au pourcentage de sang indigène du coupable.
On leur interdit de se marier et de faire venir des femmes blanches car l'état ne veut pas voir des familles blanches pauvres qui nuiraient au prestige de la race. On suppose que les femmes coûtent cher, qu'elles vont demander à retourner au pays et que les enfants vont tomber malades.
Le concubinage est donc complètement toléré et admis."On préférait la sexualité interraciale à la déchéance européenne". La femme colonisée est préférée car elle revient moins cher et son entretien est aux seuls frais de son concubin et pas de l'état néerlandais. L'homme, parce qu'il a une concubine sur place, sera plus tenté de rester. Ainsi, avec le concubinage l'empire voit la population augmenter à moindre frais sans faire venir des femmes blanches. Les femmes colonisées n'ont en plus aucun droit sur les enfants qui peuvent être considérés comme enfants de l'empire à part entière si on le désire. de plus laisser les colons avec des femmes colonisées et pauvres évitent d'augmenter les salaires, chose qu'on serait obligé de faire si des femmes blanches venaient puisqu'on ne voudrait pas voir des femmes blanches, pauvres.
A partir de 1920, l'interdiction de mariage est levée et les femmes blanches commencent à arriver.
Leur arrivée sert les intérêts de l'empire et on compte sur leur présence pour renforcer la séparation entre asiatiques et blancs. Elle sont là pour sécuriser l'empire et pallier sa vulnérabilité.
Les femmes blanches sont à la fois des agents de l'empire à part entière mais également des subordonnées dans la hiérarchie coloniale du fait qu'elles sont femmes. Stoler questionne à quel point les inégalités de genre sont essentielles au racisme colonial et de l’autorité de l'empire.
L'arrivée des femmes blanches fait qu'apparait une nouvelle notion de l'intimité. On pense que les femmes ont besoin de plus d'espace, d'espaces davantage clos et de plus de confort. Ces idées reçues servent à accentuer la ségrégation avec les domestiques colonisés. Stoler récuse l'idée que les femmes blanches sont les seules responsables du racisme colonial. Elles sont des agents de ce racisme tout en étant victime de pratiques sexistes et patriarcales.
Dans les romans, les hommes blancs sont montrés comme désirant des femmes "indigènes" et pas les blanches et les femmes blanches sont imaginées comme désirées par les hommes "indigènes". On appelle ceci le "black peril" dans l'Empire britannique c'est à dire la peur du viol de femmes blanches par des hommes indigènes (ou esclaves puisque cette peur existait dans l'Amérique esclavagiste). Cette peur voit l'apparition de clubs de tir pour femmes et l'apparition de milices.
Ce péril ne correspond à rien de concret puisqu'il n'y a pas particulièrement de viols de femmes blanches commis par des hommes colonisés. Dans tous les cas, les viols commis par les hommes blancs et le viol des femmes colonisées ne sont pas poursuivis.
Le péril noir symbolise avant tout un danger d'insurrection par les colonisés et recouvre une variété de comportements nombreux ; se promener devant la maison de blancs, entrer par erreur dans une chambre peuvent être considérés comme des tentatives de viol.
Les hommes colonisés sont vus comme sexuellement agressifs.
En général, la chasse aux colonisés vus comme des criminels sexuels suit des mouvements sociaux de blancs pauvres. Ainsi, entre 1890 et 1914 en Afrique du sud il y eut de nombreuses grèves de mineurs noirs et blancs. Des accusations de viol de femmes blanches par des hommes noirs servirent à ré-unir les blancs autour d'une cause commune.
Les femmes blanches sont quant à elles vues comme responsables de leur viol potentiel. Elles ne sauraient pas parler aux domestiques, seraient trop familières. L'empire empêche donc les femmes de rester seules ou de diriger une plantation. On limite l'arrivée de femmes modestes de crainte qu'elles ne se prostituent.
L'arrivée des femmes coïncide avec un discours autour de la dégénérescence qui menace la virilité, la maternité et la moralité.
L'image du colon évolue. On le voit désormais comme un type social dégénéré, corrompu par le climat.
La médecine invente une maladie spécifique du colon ; la neurasthénie. Les stations climatiques où l'on soigne les colons malades prolifèrent.
Le concubinage et le métissage sont vus désormais comme des menaces et sont accusés de saper ce qu'ils consolidaient un siècle plus tôt.
Dans ce contexte les femmes occidentales sont censés protéger la morale et isoler les hommes de la contagion culturelle et sexuelle.
Si la femme blanche s'occupe bien du foyer, le mari ne tombera pas malade et n'ira pas voir une femme colonisée ; l'empire sera protégé.
La fécondité devient un devoir national et les équipements médicaux, les maternités sont améliorés dans les colonies.
On enquête sur les femmes blanches vivant aux colonies car l'on est persuadé qu'elle souffre de dégénérescence et ne pourra plus se reproduire. On suppose également que les enfants blancs vont mourir.
On demande aux femmes blanches d'élever elles mêmes leurs enfants et de conserver des distances raisonnables avec les domestiques colonisés. Les enfants blancs ne doivent pas jouer avec les enfants "indigènes" et les nourrices ne doivent pas les tenir trop près d'elles de peur qu'ils s'imprègnent de leur sueur. On craint que les enfants blancs nés aux colonies soient malades et n'aient pas de repère culturel. On fait attention à la langue parlée devant eux. On développe les écoles maternelles où l'on tente de pallier les manques des parents.
Le sort des enfants métis suscite beaucoup d'interrogations. Menacent-ils la nation ? Si l'état ne les aide pas, ne risque-t-on de voir beaucoup de métisses pauvres contribuant au déclin de la nation ?
Les autorités tiennent à empêcher les blancs d'abandonner leurs enfants métisses qui seraient alors sous l'influence délétère des mères colonisées. On crée donc des institutions d'état pour héberger ces enfants et on juge durement les mères qui refusent de les y laisser.
Une jeune femme métisse est vue positivement à plus d'un titre ; mariée avec un colonisé, elle lui enseignera la culture occidentale. Mariée à un blanc elle n'hésitera pas à rester sur place voire à aller dans une région reculée.
L'état se demande donc s'il doit faire des métis une catégorie à part ou les associer aux citoyens pour atténuer la menace qu'ils représentent.
Les enfants métis sont vus comme la conséquence des excès de l'empire. Ils sont perçus comme menaçant l'autorité paternelle puisqu'ils vivent dans un monde colonial inversé où les femmes assument les charges masculines. On décidera finalement de ne pas leur accorder une existence juridique car ils pourraient devenir des éléments séditieux.
Pour Stoler, les métis et les blancs pauvres constituent pour l'empire, de éléments potentiellement subversifs, des renégats racialisés et des "ennemis de l'intérieur", plus que leur couleur de peau c'est la question de leur désirs et de leurs appartenances qui jouent.
Elle rejette dans ce livre la fixité des catégories raciales.
L'état colonial a donc policé l'intimité, les relations sexuelles, les sentiments afin de se consolider. Cela rejoint l'idée féministe que le privé est politique.
Stoler montre que les pratiques coloniales n'ont pas été monolithiques et ont beaucoup évolué et se sont transformés. Elle montre que les colons et les colonisés ne sont pas des catégories homogènes.