Au Salon de 1875, Lecomte exposa une oeuvre très déconcertante, gardant sous le coude la version originale qu’il avait réalisée l’année d’avant. Les deux toiles traitent, de manière très différente, un sujet jamais abordé par les peintres et qui constitue une véritable gageure :
montrer une disparition à l’aide d’une apparition.
Le songe de Cosrou
Jean-Antoine Lecomte du Nouÿ, 1875,
connu par une photogravure de Goupil
L’alibi littéraire
Le titre provient d’une des Lettres persanes de Montesquieu :
« Jamais passion n’a été plus forte et plus vive que celle de Cosrou, eunuque blanc, pour mon esclave Zélide; il la demande en mariage avec tant de fureur, que je ne puis la lui refuser. » Lettre LIII
Lecomte, occidentalisme oblige, ne se risque pas à représenter un eunuque blanc. Et il invente le thème d’un rêve déceptif inspiré par la fumée du tabac – substance pourtant peu réputée comme hallucinogène.
Montesquieu trahi
La lettre LIII examine les inconvénients et les avantages du mariage de l’eunuque, en se plaçant, de manière fort moderne, du point de vue de la femme. S’il est question d’un rêve inassouvi, c’est bien celui de la mariée :
« Hé quoi! être toujours dans les images et dans les fantômes? ne vivre que pour imaginer? se trouver toujours auprès des plaisirs et jamais dans les plaisirs? languissante dans les bras d’un malheureux, au lieu de répondre à ses soupirs, ne répondre qu’à ses regrets? »
Réduire la finesse du texte de Montesquieu à la rêverie érotique d’un impuissant constitue donc un contresens massif. La lettre d’ailleurs ouvre des perspectives sur des états de jouissance bien plus subtils que la succion somnolente d’un narguilé :
« Je t’ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue; que la nature se dédommage de ses pertes; qu’elle a des ressources qui réparent le désavantage de leur condition; qu’on peut bien cesser d’être homme, mais non pas d’être sensible; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l’on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs. »
Un songe éphémère
Pour la XIXème siècle bourgeois, la satisfaction de l’eunuque ne peut être qu’illusion, et son sort inspire, derrière la compassion affectée, une forme de franche moquerie. Un sonnet de Dezamy, inspiré par la tableau, tranche froidement la question :
« Non, Non, jamais passion d’homme ne fut plus vive
Que celle de Cosrou, l’eunuque de sérail,
Pour Zélide – une esclave aux lèvres de corail,
Aux grands yeux de gazelle, aux seins couleur olive.L ‘infortuné se meurt d’une amour excessive.
S’endort-il un instant? Son esprit en travail,
Dans le nuage ambrè du narguilé d ‘émail
L ‘aperçoit, plus charmante encore et plus lascive.De cette vision – idéale Péri (*) -
L ‘heureux Cosrou déjà se croit l’époux chéri;
Mais son bonheur, hélas! n’est qu’un songe éphémère;Et quand il veut atteindre à la félicité,
Un froid éclair d’acier – reminiscence amère! -
Le rejette du rêve a la réalité. »Adrien Dézamy, Salon de 1875. Reproductions des principaux ouvrages accompagnées
de sonnets par Adrien Dézamy (Paris, Goupil & Cie, ed., Paris 1876)(*) Une Péri est une fée orientale
Un accueil mitigé
Réduisant la question de l’eunuque à la question du rasoir, le tableau s’inscrit dans une balourdise bien étrangère à l’esprit du philosophe dont elle se réclame, et dans un mauvais goût que certains critiques ne manqueront pas de relever :
« …M. Lecomte du Nouy s’attarde … à des gravelures pseudo-spirituelles comme le Songe de Cosrou. Le peintre a choisi son sujet dans les Lettres persanes, et il a traduit Montesquieu comme s’il se fut agi d’un conteur érotique. L’eunuque Cosrou est endormi, songeant à l’esclave Zélide, et la fumée de son narghileh prend, en s’envolant, une forme bizarre, celle d’un petit amour persan qui se moque de Cosrou en lui montrant a la fois la belle Zélide et un ironique rasoir, sans compter certain plat a barbe… Pour peu que le magistrat qui en 1875 a cherché noise aux gravures d’ Eisen et aux Contes de La Fontaine jette un regard au tableau de M. Lecomte du Noüy, je ne réponds pas que Cosrou, le narghileh, le petit amour et surtout le rasoir trouvent grace devant un tribunal. Nous devenons si prudes, a cette heure! Mais j’avoue que la peinture a autre chose a faire qu’a présenter des rébus d’un goût absolument douteux dans le genre de celui que M. Lecomte du Noüy vient d’emprunter à Montesquieu. » J.Claretie, Salon de 1875, 1876 p. 352
L’apparition dans la fumée
Grâce à la description de Claretie, et malgré la mauvaise qualité de la reproduction, on distingue bien, dans les vapeurs, le petit Cupidon orientalisé qui brandit un rasoir en guise de flèche tout en chevauchant un plat à barbe, blotti contre la danseuse voilée qui agite un tambourin dans le but ironique de réveiller la virilité de Cosrou.
Les détails du rébus
A cette virilité disparue est substituée, sans grande subtilité, une botte de pistolets posé sur l’aine de l’eunuque : d’autant plus enclin à tirer qu’il en est, dans un autre sens, incapable !
La théière souligne que désormais il lui faudra se contenter des plaisirs de la table.
Le second narguilé, abandonné sur l’étagère – probablement un modèle pour femme - veut sans doute signifier que toute activité de couple lui est désormais inaccessible.
L’intéressant dans ce tableau est qu’il constitue la variante « soft », labellisée Montesquieu pour le Salon de 1875, d’un thème autrement plus percutant. On comprend que Lecomte n’ait pas exposé la version « hard« , réalisée en 1874, pourtant bien supérieure en terme de kitsch oriental et d’humour assumé !
Un rêve d’eunuque
Jean-Antoine Lecomte du Nouÿ, 1874, Cleveland Museum of Art
La chibouque
A la place du narguilé, une interminable chibouque, cette pipe à fumer l’opium, justifie cette fois l’hallucination.
La fée nue
La danseuse, si c’en est une, soulève ici son dernier voile et apparaît dans sa parfaite nudité. Son auréole d’étoiles nous fait reconnaître une fée. De la main gauche elle fait tinter une petite cymbale, plus élégante que le tambourin de la version aseptisée, et enrichie d’une injonction paradoxale : si le tintement a pour but de réveiller la virilité du malheureux, la forme en ciseau invoque indubitablement l’instrument de sa disparition.
L’amour au couteau
Impossible ici de manquer le côté humoristique de ce pseudo-Cupidon coiffé d’une calotte orientale à pompon, chevauchant un plat à barbe tel une soucoupe volante, la cuisse pendant commodément par l’échancrure de manière à exhiber un pubis petit, mais complet…
Quant au rasoir de la version « soft », il est ici remplacé par un couteau d’un bon mètre, la lame tâchée de veinules sanglantes et la pointe coïncidant avec le halo d’une étoile.
Le cauchemar
La lame digne de l’enseigne d’un coutelier, le plat à barbe qui convoque simultanément le registre comique de Sancho Pança et le registre tragique de Saint Jean Baptiste (assimilation plus que douteuse entre le chef du Saint et la pièce d’anatomie manquante) : ces outrances se justifient bien sûr par la convention du cauchemar.
Un panorama réaliste
Et pourtant, à l’opposé de toute ambiance onirique, la perspective est construite très scrupuleusement : la ligne d’horizon est située au dessus de l’horizon réel, en cohérence avec la position surplombante. Le spectateur est assis, et se tient très à gauche du tableau, sur le prolongement de la terrasse qui s’amorce à droite de l’escalier.
Les Mosquées de Mahmud Pasha et Qanibay Al-Sayfi (Amir Akhur) et la Madrasa de Sultan Hassan
- 1873 Le Caire – Egypte
Sous nos yeux se développe un panorama réaliste de la ville du Caire : on voit le zig-zag argenté du Nil et, juste à nos pieds, la place ronde devant la mosquée de Mahmud Pasha. A remarquer sur le tableau deux des trappes typiques que l’on voit s’ouvrir sur la terrasse de la photographie.
Représenter l’Apparition
Représenter une apparition implique une convention que ce précédent (Lourdes, 1858) rend évidente : bien que la Vierge étoilée ne soit visible que pour la jeune bergère, l’artiste ne cherche pas à représenter la vision intérieure de Bernadette, mais ce que verrait un Tiers assistant de l’extérieur au miracle.
Dans le cas de la Vierge de Lourdes, cette licence graphique ne choque pas, puisque Bernadette a les yeux ouverts : vision physique et vision interne sont donc facilement assimilables.
Mais dans notre cas, ce qui nous est montré devrait être la vision intérieure de l’eunuque assoupi par l’opium. Or la fumée, fixée spatialement à l’orifice de la pipe, prend nécessairement place dans la perspective. Ce que nous voyons, depuis notre position excentrée, n’est donc pas du tout ce que l’eunuque voit depuis ses paupières closes.
La mécanique déceptive du tableau est ainsi parfaitement agencée : pour l’instant l’eunuque en plein fantasme contemple la danseuse nue ; mais nous savons que bientôt il va devoir faire face à l’enfant-cauchemar qui se cache derrière elle.
Représenter la Disparition
La cigogne noire, oiseau réputé solitaire, évoque l’Egypte et la mélancolie. Peut être une discrète ironie se cache-t-elle dans ce long bec posé sur ce jabot joufflu.
Nous retrouvons la petite table avec sa théière et maintenant une coupe de fruits, emblème des plaisirs de substitution.
Le sabre accroché derrière le turban donne l’illusion convaincante d’un tranchage bien engagé.
Seule semble réagir à la sollicitation de la fée l’érection discrète du gros orteil.
Les babouches flasques rappellent une double absence.
L’extension manifestement exagérée de la chibouque n’interdit pas de penser à une allusion a contrario.
La pipe de l’eunuque semble ici jouer le même rôle ironique que la lance de Mars, dans le célèbre tableau de Botticelli (acheté à grand fracas par la National Gallery en 1874 justement) et dont Lecomte s’est probablement inspiré (voir Des objets ambigus)
Vénus et Mars
Botticelli, 1483, Londres, National Gallery
Tandis que l’Artiste, signant en lettres rouges à l’aplomb du couteau et apposant sur le mur sa paume gauche sanguinolente, n’hésite pas à se poser comme la main qui a commis cette magistrale pochade, tout autant que cette fantasmatique ablation.
La version « Salon » du Rêve de Corsou, guindé par son alibi littéraire, en faisait trop tout en en faisant trop peu. A l’opposé, le premier jet de l’idée, Le Cauchemar de l’Eunuque, attaque l’Hénaurmité du thème dans une belle liberté, alliée à une technique irréprochable : un régal pour les amateurs de fantaisie orientaliste.
Dans une oeuvre tardive, Lecomte reprendra l’idée du rêve érotique sur la terrasse, mais en remplaçant cette fois l’eunuque par un poète.
Rêve d’Orient
Lecomte du Nouÿ, 1904, Collection privée
L’influence de Gautier
D’après Montgailhard [2], le tableau aurait été inspiré par une nouvelle de Gautier, La Mille et deuxième Nuit (1848). On y trouve en effet le passage suivant :
L’air frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté d’or qu’une robe de péri et dans lequel la lune faisait voir ses joues d’argent, comme une sultane pâle d’amour qui se penche aux treillis de son kiosque, firent du bien à Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était poëte, et ne pouvait rester insensible au magnifique spectacle qui s’offrait à sa vue.
De cette hauteur, la ville du Caire se déployait devant lui comme un de ces plans en relief où les giaours retracent leurs villes fortes. Les terrasses ornées de pots de plantes grasses, et bariolées de tapis ; les places où miroitait l’eau du Nil, car on était à l’époque de l’inondation ; les jardins d’où jaillissaient des groupes de palmiers, des touffes de caroubiers ou de nopals ; les îles de maisons coupées de rues étroites ; les coupoles d’étain des mosquées ; les minarets frêles et découpés à jour comme un hochet d’ivoire ; les angles obscurs ou lumineux des palais formaient un coup d’œil arrangé à souhait pour le plaisir des yeux. Tout au fond, les sables cendrés de la plaine confondaient leurs teintes avec les couleurs laiteuses du firmament, et les trois pyramides de Giseh, vaguement ébauchées par un rayon bleuâtre, dessinaient au bord de l’horizon leur gigantesque triangle de pierre.
Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé par les circonvolutions élastiques du tuyau de son narguilhé, Mahmoud-Ben-Admed tâchait de démêler dans la transparente obscurité la forme lointaine du palais où dormait la belle Ayesha.
Remarquons que les éléments de ressemblance (en gras) correspondent tout autant, voire mieux, avec la version de 1874. De plus, même s’il est question de narguilé, le poète ne rêve pas : c’est même parce qu’il n’arrivait pas à dormir qu’il est monté prendre le frais sur sa terrasse.
Une autre source
Lecomte a plus certainement puisé son inspiration dans une autre oeuvre de Gautier, un ballet où il est également question d’un poète oriental amoureux d’une fée.
L’acte I se déroule dans une chambre du harem du sultan Achmet, au Caire.
Dans la scène 4, Achmet, fumant une pipe d’opium, est en proie à des visions féériques. Dans la scène 5, elles se précisent :
« Les Péris, fées orientales, sont groupées autour de leur reine dans des attitudes de respect et d’admiration. La reine des Péris est debout au milieu de sa cour prosternée. Une couronne d’étoiles brille sur son front ; des ailes nuancées d’or, d’azur et de pourpre, tremblent à ses épaules ; une gaze légère l’entoure d’un brouillard argenté. – Les Péris franchissent la limite qui sépare le monde idéal du monde réel et descendent dans la chambre… Elles passent toutes à côté du divan d’Achmet, qui semble toujours dormir profondément ; mais quand la reine des Péris vient s’incliner sur son front, il tressaille. Son coeur l’a reconnue : c’est elle qu’il rêvait. Il se lève et la suit dans le tourbillon capricieux de sa danse…. » La Péri: Ballet fantastique en 2 actes, Théophile Gautier, 1843
Mais pourquoi la Péri décide-t-elle de quitter son paradis éthéré ? C’est ce que Gautier nous précise en alexandrins bien balancés :
« Les musulmans ont fait du ciel un grand sérail ;
Mais il faut être turc pour un pareil travail.
Notre Péri là-haut s’ennuyait, quoique belle ;
C’est être malheureux que d’être heureux toujours.
Elle eût voulu goûter nos plaisirs, nos amours,
Être femme et souffrir ainsi qu’une mortelle.
L’éternité c’est long. Qu’en faire à moins d’aimer ?
Leila s’éprit d’Achmet ; qui pourrait l’en blâmer ?Achmet et la Péri, c’est à dire la matière et l’esprit, le désir et l’amour, se rencontrent dans l’extase d’un rêve, comme dans un champ neutre ; ce n’est que lorsque les yeux du corps sont endormis que les yeux de l’âme s’éveillent. »
Théophile Gautier : La Presse, 25 juillet 1843, Lettre à Gérard de Nerval [1]
Changement de décor pour l’acte II :
« Le théâtre représente la terrasse du palais d’Achmet, ornée de vases, de plantes grasses, de tapis de Perse, etc. Au delà, vue du Caire à vol d’oiseau : multitude de plates-formes coupées de ruelles étroites, comme dans toutes les villes orientales. Çà et là, quelques touffes de caroubier, de palmier. Dômes, tours, coupoles, minarets. Dans le lointain, tout au fond, l’on aperçoit vaguement les trois grandes pyramides de Giseh et les sables du désert. À l’une des fenêtres du palais scintille un reflet de lumière ; il fait un clair de lune splendide ».
Dans Rêve d’Orient, Lecomte a en somme fusionné les deux actes du ballet de Gautier, déplaçant du harem à la terrasse la scène de l’apparition de la Péri.
Juste avant le réel
Le tableau nous montre donc une des Péris (la Reine étant restée au milieu de sa cour), descendue selon une diagonale parfaite, et s’inclinant vers le front du dormeur ; lequel fort opportunément s’est endormi côté balcon.
Esquisse pour Rêve d’Orient, Cleveland Museum of Art
Il existe une esquisse, avant l’idée du baiser, dans laquelle la fée posée sur la rambarde est peu ou prou assimilée à un chat noir.
Dans la composition achevée, Lecomte a disposé dans quatre secteurs bien délimités les ingrédients du monde réel (la ville, le dormeur) et ceux du monde idéal (la fée, le narguilé), laissant le soin au spectateur d’imaginer l’instant suivant :
- soit l’apparition se dissipe tel un rêve suscité par la lune,
- soit les limites s’abolissent, la fée prend chair et le poète, définitivement, venge l’eunuque.
R.M.H. Diederen, 2004, Thèse, Faculty of Humanities, Amsterdam http://dare.uva.nl/record/187751