Lucrèce Borgia à Grignan
Athénée : http://wanderer.blog.lemonde.fr/2013/10/21/theatre-de-lathenee-2013-2014-lucrece-borgia-de-victor-hugo-ms-en-scene-lucie-berelowitsch/
Comédie Française : http://wanderer.blog.lemonde.fr/2014/07/19/theatre-a-la-comedie-francaise-2013-2014-lucrece-borgia-de-victor-hugo-le-13-juillet-2013-ms-en-scene-denis-podalydes-avec-guillaume-gallienne/
Entre Salzbourg et Bayreuth, un petit retour à la maison pour de très bonnes raisons, qui a permis d’aller voir cette Lucrèce Borgia aquatique avec Béatrice Dalle présentée au Château de Grignan, où est morte la Marquise de Sévigné. Un lieu de prédilection pour une histoire mère/fils, là où la Marquise a vécu une histoire mère/fille.
Lucrèce Borgia, allez savoir pourquoi a eu cette année les honneurs des scènes françaises : retour en grâce du théâtre de Hugo ? enthousiasme pour cette histoire d’amour et d’inceste dans une Italie agitée ? C’est ma troisième Lucrèce de la saison, Marina Hands à l’Athénée (Lucie Berelowitsch) Guillaume Gallienne au Français (Denis Podalydès) et enfin Béatrice Dalle à Grignan (avec une tournée l’an prochain en France) dans une mise en scène de David Bobée .
J’avais apprécié le travail de Lucie Berelowitsch et la superbe Marina Hands, j’ai moins aimé le spectacle compassé de Denis Podalydès, à la Comédie Française, au luxe un peu froid et dans un moule de plâtre où il ne se passe pas grand chose.
Harmonie du soir...
À Grignan cela respire un tout autre parfum, au milieu de la Drôme provençale, avec le Ventoux à vol d’oiseau dans le ciel du soir, devant la belle façade Renaissance du Château, bercé par la tiédeur du vent..
Le dispositif
Un tout autre parfum donne le choix du metteur en scène David Bobée de faire de l’eau (le début se passe à Venise) l’élément dramaturgique central de ce travail, l’eau où les acteurs se jettent, se vautrent et meurent, l’eau dont on utilise les jeux de reflets des effets d’éclairage, l’eau dont les éclaboussures effleurent les spectateurs des premiers rangs. Une eau noire et lisse au départ qui reflète la façade du Château, bientôt brouillée en permanence, par la lumière, eau-or, eau-sang. Cette eau d’ailleurs fait obstacle, on marche dedans avec difficulté, on tombe, on se relève assez facilement quand on est un homme (pantalons), moins quand on est une femme, où il faut tirer une robe à traîne, qui s’alourdit, comme si on devait emporter derrière soi tout le poids de ses péchés. Cela explose, cela éclabousse, cela saute, cela meurt aussi à la fin sur ces estrades de bois retournées devenues radeaux qui ressemblent à celles mis en place à Venise lors de l’acqua alta et qui seules déterminent les espaces différents et les changements de lieu, en des mouvements fréquents. Voilà un spectacle non pas ébouriffant mais éclaboussant, et il faut le prendre comme tel.
Acte I
À l’opposé du spectacle de la Comédie Française, où le texte était dit et mastiqué comme un bonbon en or massif, et devenait du même coup difficile à digérer, où la forme et la diction semblaient être l’alpha et l’oméga du spectacle (sauf pour Eric Ruf et Christian Hecq qui savaient colorer leur texte), ici, la manière dont le texte est dit est aussi éclaboussante que le spectacle : il y a une multitude d’accents ou de manière de parler, il y a l’accent ibérique, il y a l’accent des quartiers, il y a des accents africains, même celui, plus noble et plus contenu du Duc Alphone d’Este (Alain D’Haeyer), il y a le très coloré Gubetta de Jérôme Bidaux, bref, il y a une diversité de styles, de manières de dire le texte, y compris sans toujours le jouer – car la plupart des acteurs sont des circassiens- qui donne une folle dynamique au spectacle, on redécouvre un Hugo jeune, vigoureux, brut de décoffrage et en même temps éloquent et tragique. Seule Catherine Dewitt dit le texte plus « théâtralement », elle est la Negroni, diction exemplaire et belle tenue.
Béatrice Dalle (Acte I)
Quant à Béatrice Dalle j’avais le souvenir de 37°2 le matin, et me voilà devant une femme mûre, aux formes charnues et offertes, mais au comportement très contenu, presque gênée, avec une manière de dire le texte oscillant entre l’articulation théâtrale et la fluidité cinématographique. On ne sait si cette manière de prononcer les mots de Hugo, pas toujours claire, est une exigence de mise en scène ou une conséquence de l’absence de familiarité de l’actrice avec les planches. Elle a eu par exemple à la fin, au moment de prononcer le fameux « Je suis ta mère » final, où on attend une sorte de Berma ressuscitée, une sorte d’accident : elle le murmure, agonisante, gisant dans l’eau et c’est très émouvant, mais on ne l’entend pas, cette satanée réplique : au point que certains de mes voisins disaient « mais elle l’a dit ? ». Problème sans doute de pose de voix, ou déraillement momentané à moins que ce soit un artifice ironique de mise en scène. Vous la voulez votre réplique ? vous la voulez claironnée ? vous l’aurez murmurée...
Les lettres de Borgia, enlevées par Gennaro...
J’ai aimé cette diction refusant la diction, c’est à dire peut-être aussi sa faiblesse ou sa fragilité d’actrice de théâtre néophyte, et du même coup son naturel, et son port, pas un port princier, mais un port de mère, vaguement matronal. J’ai adoré cet être maternel, plus convaincant dans la tendresse que dans la férocité qui semble presque forcée : un personnage prêt à aimer. Je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais : comme cet aphorisme racinien est ici vérifié ! Oui, elle est très crédible dans la perspective de ce travail.
Gubetta est aussi particulièrement bien dessiné, dans un autre style que Christian Hecq au Français, tout en ironie mordante. Le personnage de Jérôme Bidaux semble osciller entre l’âme damnée d’un monstre, et donc un monstre lui aussi, ou le garçon explosif et vital comme les autres, de Maffio à Apostolo ou Geppo, ils se mêle à eux et on se prend à le confondre avec les amis de Gennaro, ce qui d'ailleurs est cohérent avec le rôle qu'il joue, puisqu'il doit circonvenir ces jeunes écervelés et gagner leur confiance en faisant comme eux.
Pierre Cartonnet (Gennaro) n’est pas l’acteur le plus accompli, le Maffio Orsini de Pierre Bolo est beaucoup plus en place avec une diction et un timbre de voix mieux dominés. Mais il a dans la voix cette candeur, cette disponibilité au monde, cette absence de rouerie qui convient au personnage. Il parle avec simplicité de manière un peu rude, un peu décalée, un peu brute, qui par le style correspond à un Gennaro toujours un peu en dehors, toujours un peu dans le doute, dans l’interrogation, toujours légèrement à distance, ailleurs. J’ai aussi apprécié cette manière de prendre le personnage et de le rendre autre, de le projeter ailleurs, ou à côté.
Enfin, l’Alphonse d’Este d’Alain D’Haeyer donne au personnage une très grande crédibilité, sans en exagérer la perversité, dans l'effleurement de l’amour/haine qui l’habite. C’est aussi que le texte de sa quasi unique scène, centrale dans l’œuvre et qui la fait basculer, est sans doute le plus attentif et le mieux écrit par Hugo, qui avait besoin sans doute d’un duel au sommet, d’une de ces batailles verbales qui font les climax de théâtre. Cette longue scène, passionnante, est l’une des plus réussies, comme il se doit, mais aussi parce que Alain D’Haeyer est un acteur d’expérience au théâtre, et dans la troupe, cette expérience se lit (chez Dewitt et Bidaux également), l’habitude de la scène, de la projection vocale, de la pose de voix, du débit et de l’articulation font que leur présence crée attention. Il faut évidemment qu’Alphonse d’Este soit crédible, soit dominé, soit calculé au millimètre. Et c’est le cas.
Saluts de la troupe
Mais au total, cette alternance de jeunesse et de rudesse, et d'élaboration plus policée, ce mélange de typologies d’acteurs différents, sans oublier l’ajout de la musique à la guitare (un guitariste américain je crois), qui actualise la pièce et fait de tous ces personnages des gens proches du public et contemporains, donne ce foisonnement qu’on aime voir chez Hugo, ce désordre maîtrisé, cette évidente soif de liberté à la fois réelle et formelle qui caractérise bonne part de son théâtre, cette volonté d’aller toujours ailleurs et de provoquer, ce désir de faire exploser les codes. David Bobée applique la recette en essayant de faire exploser les fonctions, les personnages, les typologies, les idées reçues, en ce sens, peut-être ce travail est-il le plus hugolien des trois versions vues, même si tout n'est pas toujours maîtrisé, même si il y a sans doute des choses inutiles. Il faudra voir si ce dispositif résiste aux salles fermées et aux frimas. Sans doute le travail de Berelowitsch était-il plus maîtrisé et plus rigoureux. Mais David Bobée, c’est la sève à l’état pur, c’est l’énergie hic et nunc, c’est une sorte de tempête rafraîchissante, un vrai bain de jouvence et c’est bien cela que j’ai aimé.
Béatrice Dalle et Pierre Cartonnet