Les 160 premières pages aboutissent à cette phrase : « Ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants. » Il s’agissait d’Alcide, un gars rencontré en Afrique et qui versait tous les mois de l’argent pour l’éducation de sa nièce, orpheline, en France.
Il n’y aura pas beaucoup d’autres phrases de la sorte. Ce livre est à vous dégoûter de l’humanité. Personnellement, il m’a fatigué. Il a agi sur moi comme une drogue : souvent les dix premières lignes de ma lecture provoquaient des bâillements, fermaient mes paupières. J’ai lutté pour continuer.
Certes, il y a des phrases qui claquent, des descriptions splendides (un coucher de soleil, une fête foraine). Oui, on y mesure l’évolution de nos banlieues depuis une centaine d’années : celle de Bardamu, le narrateur de ce Voyage, est pleine de suie, de fumées, de puces et de punaises, de maladies irrémédiables. Pas de quoi se nourrir de nostalgie, qu’on vive à Saint-Ouen ou à Gennevilliers. Sans doute, on peut approuver quelques sentences comme ce « cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné ».
On peut applaudir la charge contre le « Dollar, un vrai Saint-Esprit », mais il n’y a souvent que ça qui compte, l’argent, celui qu’on a, qu’on n’a pas, qu’on voudrait avoir. Alors on voudrait seulement être riche ? Parce que l’amour, ah l’amour, c’est bien souvent des cochonneries, et « je l’emmerde leur amour à tout le monde ». Et la pitié ? « On l’a poussée la pitié au bout de l’intestin avec la merde ».
C’est peut-être la faute à la guerre tout ça. Et c’est là-dedans qu’il commence, le récit : un président qui inaugure « une exposition de petits chiens » et un jeune homme qui se laisse enrôler et qui marche avec le régiment et « il y en avait des patriotes ! » Au bout d’un peu plus de 400 pages, Bardamu se dit qu’il ne peut s’empêcher « de mettre en doute qu’il existe d’autres véritables réalisations de nos profonds tempéraments que la guerre et la maladie, ces deux infinis du cauchemar. »
On ne peut pas lire ce livre comme lorsqu’il est paru en 1932. Peut-on oublier qu’il est écrit par un homme d’une quarantaine d’années (engagé dans l’armée en 1912, il a 20 ans en 1914) et qu’une autre guerre approche ? Une lâcheté revendiquée, un amour-propre abandonné avec soulagement, cela me semble masquer un profond mépris pour les autres. Personne ne trouve grâce à ses yeux, personne, sauf peut-être cet Alcide un instant. Et l’ambigüité profonde de ce livre réside dans l’impression que Bardamu prend soin des pauvres, des fous, puisqu’il est leur médecin. Mais c’est sans doute parce qu’il n’a pas le choix et que les pauvres, les fous, c’est comme ce Robinson, rencontré vers la page 40, à Noirceur-sur-la-Lys, et qui revient toujours vers lui, à Paris, en Afrique, en Amérique et à Vigny-sur-Seine.
Allez, « qu’on n’en parle plus ».