Poezibao poursuit son exploration estivale de quelques revues reçues récemment.
Aujourd’hui, la revue L’Étrangère, revue de création et d’essai, n° 35 et 36, dédiée au thème du fragment. Avec des contributions notamment de Patrick Beurard-Valdoye, Danielle Follett, Jean-Paul Michel, François Rannou, Antonio Rodriguez, Olivier Schefer et Christophe Van Rossom.
En combien de mots l’essentiel nous vient-il aux lèvres ?
Où est le Temps ? Où est le juste ?
Proche et lointain, énigme aussi bien que réponse, tel, le fragment qui pique et sidère mêmement.
Dans la mouvance de l’Athenaüm, à quelques centaines de kilomètres de Joubert, à peu près en même temps que lui, Friedrich Schlegel définit pour la première fois cette forme autre : « Un fragment, comme une petite œuvre d’art, doit être complétement séparé du monde environnant et complet en soi, tel un hérisson. » Peut-être n’entrevoit-il pas encore que tout fragment entretient des liens étroits, physiques sinon organiques, fussent-ils invisibles, avec son environnement. Peut-être ne le veut-il pas. Toujours est-il qu’il en vient à l’image : le fragment est une sorte de hérisson. J’ajoute qu’à son exemple il lui arrive de grincailler.
On ne manipule pas ce petit insectivore sans certaines précautions. Peut-être n’est-il pas inutile de considérer un minimum son écosystème et son mode de vie.
En raison peut-être d’une intuition du réel autre que celle de Tolstoï ou de Dostoïevski, de Mann ou de Musil, ces grands artistes de la prose narrative, d’autres ne peuvent progresser qu’en titubant, tâtonnant, hoquetant, bégayant.
C’est Barthes à quelques mois de sa mort, s’exprimant sur le vivre ensemble. Il se détache totalement du théorique pour entrer dans un espace nouveau que traduisent sur le plan personnel ses notes éparses. Il ne cesse de réaffirmer la nécessité d’entrer, escortés d’elles, à l’image de Dante guidé par Virgile puis Béatrice, dans ce qu’il nomme une Vita nova. Nous ne vivons ni n’écrivons : égarés au sein d’une selva oscura, on se hasarde seulement à tituber entre des bribes, des bornes de savoirs, de saveurs.
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L’écriture fragmentaire sédimente et accélère mêmement. On l’imagine établir une aire horizontale quand elle creuse, à une vitesse vertigineuse. Je la crois rien moins que superficielle. Au péremptoire de l’époque, elle répond sur son mode, coupant, pour se faire loi.
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Il est rare que le fragment exhale l’odeur de naphtaline du discours ou l’arôme artificiellement mentholé du slogan. L’aphorisme ne relève pas de la moraline. Je tiens qu’il cherche des raccourcis dans les forêts et des points d’eau dans le désert. Qu’il décèle des issues dans la prison et des brèches d’air pur dans les caves scellées où l’on imagine nous tenir enfermés. L’écriture fragmentaire court à l’essentiel pour s’évader aussi avant que les choses ne se figent, ne cristallisent ou s’épandent en ramifiant. Ni ombre ni lumière. Ni la flèche ni l’arc. Mais le mouvement. Mais le point obscur que dissimule toute lumière ou l’éclair qui zèbre toute nuit.
Nous lisons. Que faisons-nous, à condition de lire vraiment ? Nous nous emparons d’un crayon et soulignons des phrases, parfois un paragraphe, rarement davantage, à moins d’extraire à l’instar de Bergounioux. Qui ne lit pas un crayon à la main, ne lit pas vraiment, suggère Voltaire dans sa correspondance. Parfois, mille pages pour déboucher sur une récolte nulle, quand un article se trouve presque entièrement surligné.
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Les fragments sont des vies, des saluts, des compilations, des traversées fulgurantes. Il y a lieu d’aller à l’essentiel, et vite. Pris individuellement, les fragments, n’ont pas le sens qu’on leur prête trop vite. Il faut être patient, lire et relire. Ensemble, ils forment réseau ; ils sont puissamment interconnectés.
Christophe Van Rossom, in L’Étrangère, n° 35 et 36, p. 105 et svt.
Christophe Van Rossom est né en 1969. Il est spécialiste des questions de poétique moderne et contemporaine et enseigne au Conservatoire royal de Bruxelles. , à l’ERG et à l’Université libre de Bruxelles. Il a publié plusieurs essais, notamment sur Jacques Crickillon, Marcel Moreau et Jacques Cels et trois livres de poèmes.