Après vous avoir parlé d'un sentier d'exil de la 2nde Guerre mondiale (ici), je vous emmène aujourd'hui sous terre, et également vers la période des grands conflits du XXe s. . Il faut dire que l'année s'y prête, avec ses multiples manifestations commémorant 1914, et que l'Alsace regorge de vestiges de cette époque.
Le Fort de Schoenenbourg est situé à ¾ d'heure de route au Nord de Strasbourg. C'est l'ouvrage le plus important de la ligne Maginot (construite à l'initiative du ministre de la guerre, M. Maginot), et ce fut aussi le plus attaqué. Après la 1ère Guerre mondiale, caractérisée par l'horreur des tranchées, on construit des défenses solides en prévention de conflits futurs. Ceux-ci arriveront malheureusement bien vite, et avec une force inimaginée.
Sébastien Gouju – Soldats (photo © Lutz Sternstein)
On peut dresser un portrait rapide du lieu en quelques chiffres : 3km de galeries, profondeur moyenne 23m, 650 hommes, 130 lits seulement, 4 énormes générateurs électriques à gasoil, 3000 bombes encaissées, 17000 obus tirés, sur 10 mois d'occupation. En effet, dès 1940, le fort passe aux mains des Allemands sur ordre du commandement français. Les combattants, qui ne se sont pas rendus d'eux-mêmes et n'ont bénéficié d'aucune reconnaissance après la guerre, en ont conçu une certaine amertume. Aujourd'hui, le fort accueille plus de 33000 visiteurs par an, dont de nombreux étrangers, mais il reste méconnu des strasbourgeois.
Les enjeux complexes de la guerre – politiques, stratégiques mais aussi personnels et subjectifs - sont aujourd'hui envisageables avec plus de recul. L'histoire a réconcilié les Français et les Allemands, et les récits d'époque montrent souvent que le manichéisme pratiqué dans les livres scolaires est simpliste. C'est sur ce terreau fertile qu'ont travaillé 36 artistes internationaux (principalement des français et des allemands), sur invitation du Kontur – Kunstverein Stuttgart et du CEAAC de Strasbourg.
Il ne s'agit cependant pas d'une exposition thématique sur le thème de la guerre, mais plutôt d'une déclinaison de toutes les notions qui peuvent s'y rattacher, et de leur écho dans l'époque actuelle. La diversité des sensibilités artistiques et des médiums offre une belle palette d'émotions, et parfois même un peu d'humour et de dérision.
Myriam Méchita – Les tremblements de l'enfer ou my name is nobody (photo © Lutz Sternstein)
Descente de huit étages. Il fait de plus en plus frais, de plus en plus humide. La première œuvre sur notre chemin est installée sur des wagons, qui arpentaient les kilomètres de rails dont sont équipés les galeries. Un entassement de chaînes neuves et rutilantes accueille des formes dont seuls les contours sont matérialisés par des tiges métalliques colorées. On pense immédiatement à une mine, d'où seraient extraites des gemmes précieuses – mais à quel prix ? L'atmosphère chargée du lieu fait déjà effet, et après l'aspect de bijou des chaînes on perçoit leur fonction d'entrave. La beauté a bien souvent son origine dans un travail pénible, dans l'exploitation des hommes et des ressources. En ce sens, soldats et mineurs travaillent au bonheur d'autrui sans l'avoir vraiment choisi. Il est intéressant de relever l'aspect presque schématique de la représentation, qui suggère aisément à nos yeux un trésor brillant et coloré. La pauvreté des matériaux n'a pas d'importance car c'est dans notre œil avide de beauté que prend forme la vision.
Marc Linder – Casques (Helme)
Plus loin, une sculpture de grès posée au sol rappelle elle aussi la mine, le travailleur et le guerrier. Marc Linder a taillé deux casques dans la pierre, l'un d'eux reposant sur les brisures du bloc dont il est issu. Image de ce qu'il faut sacrifier pour atteindre un but, mais aussi hommage aux ouvriers qui ont creusé ces tunnels, ainsi qu'aux chevaliers des châteaux forts dont, finalement, les combattants de Schoenenbourg n'étaient pas si éloignés. Le heaume à la visière baissée, prêt au combat, est posé significativement devant un journal d'époque annonçant l'envahissement par l'Allemagne de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg.
Klaudia Dietewich – Himmel und Hölle (Ciel et Enfer) (photo © Lutz Sternstein)
En parcourant les œuvres disposées dans la perspective immense du couloir principal, l'œil enregistre inconsciemment la lumière du jour qui luit au-delà d'un virage... c'est réconfortant, sans même qu'on s'en aperçoive. Ce n'est qu'en portant réellement son attention dans cette direction que l'on réalise que c'est impossible : à 30m sous terre, il n'y a pas de sortie ! Il s'agit de l'installation de Klaudia Dietewich, qui nous attire par cette lumière et par la bande-son d'un requiem paisible émaillé de bruits plus percussifs. Les neuf photographies rétro-éclairées, dont le format rappelle celui de vitraux, sont disposées en chapelle autour du spectateur. Les formes accidentelles capturées par l'objectif sont des scories et salissures sur les fenêtres de l'usine sidérurgique de Völklingen*. Celle-ci a eu un rôle très important dans la stratégie de guerre, et dans les vies des habitants de la région. Les ouvriers étant mobilisés au front, ce sont les femmes et les prisonniers des Allemands qui travaillaient sans relâche l'acier indispensable à l'armée. Ils ont enduré les conditions de travail très difficiles, en plus des tourments de la guerre. L'artiste offre ici un espace et un temps de recueillement. L'élargissement de l'imagination à partir de la référence de départ est porté par la luminosité et la solennité de l'ensemble.
Victorine Müller – Erdling (Terrien) – V.Müller (photo © Lutz Sternstein)
Dans la centrale électrique du fort, on retrouve cette opposition entre chaos mécanique et lumière salvatrice. Le personnage réalisé par Victorine Müller est translucide, il flotte en apesanteur dans une bulle gonflée faite de la même membrane que son corps. Un éclairage chatoyant, à dominante mauve, souligne les contours de cet être vaguement féminin et qui, même s'il s'intitule Terrien, ne semble pas appartenir à notre monde. Les mécaniciens du fort, qui travaillaient et dormaient dans le vacarme et la chaleur, auraient pu rêver d'une telle échappatoire lors de leurs siestes au cœur de la machine de guerre. Cette matrice cristalline représente-t-elle un souvenir enfoui dans lequel l'homme se réfugie au plus profond du malheur ? Son esthétique rappelant la science-fiction des années 70 pourrait la rattacher plutôt à une vision du futur, porteuse de tous les espoirs grâce notamment à la technologie. Mais les techniques sont vite dépassées, remplacées par d'autres, et peut-être vaut-il mieux avoir foi dans quelque chose d'immatériel et de spirituel. L'ectoplasme lumineux, qui semble à peine être là tant il est visuellement antinomique à son environnement, semble indiquer cette voie. L'art lui-même offre ces possibilités à qui veut bien se prêter à son langage.
Frantiček Klossner – Liquid Identity // Certains vivent...
Une autre figure transparente croisée dans une chambre froide s'apparente, elle, à l'élément eau. Frantiček Klossner a moulé son autoportrait en glace, puis en a filmé le processus de fonte. Les reliefs changeants sur fond noir rappellent les images radiographiques, et en effet c'est à une sorte d'auscultation que s'apparente cette vidéo : les variations, puis la destruction de la forme physique illustrent les changements psychiques de l'homme exposé à des conditions extrêmes. A terme, le crâne se reforme et recommence le processus. Une vanité contemporaine, où le cycle des états de l'eau (dont nous sommes majoritairement composés, comme nous savons) nous rappelle à notre fragilité et à notre appartenance à un monde fait de molécules recyclées à l'infini... Une vie, de multiples vies, la guerre, tout cela est mis à distance. Et même dans une chambre froide si profondément enfouie, on ne peut empêcher la glace – la vie – de fondre.
Steffen Osvath – Fotodelere
Je finirai cette sélection par l'un de mes coups de cœur – amateurs de films angoissants et de photographies anciennes, vous vous y retrouverez. L'infirmerie du fort est un endroit où, d'emblée, la conscience se crispe à la vue des lits de fer, des bassines et des instruments médicaux qui y sont conservés. Steffen Osvath a investi le lieu avec un accrochage de photos en noir et banc. Leur nombre et leur disposition fait penser à un album de famille, et le caducée de bronze, le crucifix et les éléments de tuyauterie au mur, tous d'origine, semblent faire partie intégrante de l'installation. Chaque image a été modifiée avec subtilité : transparences, montages, effets incompréhensibles de lumière ou d'obscurité, chacune porte un élément irrationnel, surnaturel, et donc inquiétant. Ces photos de famille authentiques ont été récupérées sans connaître ce qu'elles décrivent. La plus petite intervention artistique décuple leurs facultés à renvoyer des histoires, tout en montrant bien que la trace d'un instant vécu, dans sa survivance, sera brouillée par les interprétations. Avec l'invention de la photographie, on pensait pouvoir immortaliser des personnes et des moments, mais les personnes meurent, se dispersent, se désintéressent, et les traces restent orphelines. Peur et fascination se mêlent dans la contemplation de ces œuvres, et inévitablement, on se demande ce que deviendront nos traces à l'heure où la plupart des images circulent dématérialisées.
Chaque œuvre vous donnera ainsi à rêver et à réfléchir, et j'ai eu la sensation d'une confrontation plus intense du fait de l'isolement dans ce lieu souterrain. On ressort du bunker avec des questions et des considérations sur la nature humaine en général, et aussi avec le soulagement de retrouver le soleil, la verdure, la brise. Ce n'est pas tout que d'entretenir le souvenir, il faut aussi se l'approprier, comme l'ont fait ces artistes, et le mettre en perspective pour lui trouver une résonance dans le ressenti des hommes contemporains. Peut-être cela les aidera-t-il à s'inspirer des tragédies passées pour mieux gérer les actuelles.
* Un lieu étonnant accueillant aujourd'hui des expositions temporaires, que je vous encourage vivement à découvrir (voir le site)
Catherine.
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Infos pratiques :
à Schoenenbourg (67250) jusqu'au 3 octobre 2014
du lundi au samedi : 14h-18h / dimanche et jours fériés : 9h30-13h et 14h-18h
Entrée du fort : 7€
infos / réservation d'une visite guidée : 03 88 80 96 19 / www.lignemaginot.com
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Catherine:
"J'ai achevé mes études d'art à Strasbourg par un master axé sur l'écriture et l'organisation d'expositions. Depuis, j'évolue dans le milieu culturel régional et j'aime faire partager mes émotions artistiques par le biais des mots. J'aimerais que tout spectateur se sente libre de parler, que les musées soient des lieux de discussions, et que l'élitisme dont semble entouré l'art contemporain disparaisse... et pour cela, il faut en parler simplement, et donner envie d'aller voir par soi-même ! J'espère arriver à faire cela."