En juin 1918, alors que l’issue de la Grande Guerre est encore incertaine, les forces de l’Entente décident d’intervenir en Russie afin d’apporter leur soutien au mouvement contre révolutionnaire et d’ainsi mettre à bas le jeune régime bolchevique. Des troupes sont notamment envoyées en Méditerranée orientale ainsi qu’en mer Noire. C’est là, que quelques mois plus tard, une mutinerie va toucher plusieurs navires de la flotte française. Pour les marins, les motifs de révolte sont alors multiples : soutien à la révolution russe, incapacité à comprendre le sens de leur présence dans une guerre civile qui ne les concerne pas, dureté de la vie quotidienne, lassitude ou encore volonté de rentrer en France, sont leurs principales motivations. La force des mutins d’avril 1919 est justement d’avoir su faire converger leurs volontés personnelles afin d’unir leurs forces et d’agir collectivement. Si l’impact de ce mouvement est à relativiser, il n’en reste pas moins l’un de ces moments de notre histoire, où des individus unis ce sont courageusement mobilisés pour défendre leurs volontés et sont ainsi parvenus à faire trembler le pouvoir en place.
Ils ont eu le courage de dire "non" à l’intervention militaire en mer Noire
Après les révolutions de février et d’octobre 1917, les bolchéviques s’emparent du pouvoir en Russie. Le régime tsariste est mis à bas, les grandes propriétés foncières sont redistribuées aux paysans et l’armistice est rapidement signé avec l’Allemagne.
A l’Ouest, les Alliés voient cependant dans ce nouvel état des choses une menace. Ainsi, afin d’éviter toute contagion, les mouvements sociaux qui éclatent alors un peu partout en Europe sont durement réprimés et la décision est prise d’intervenir en Russie aux cotés des forces contre-révolutionnaires.
En effet, grands propriétaires et partisans de la monarchie souhaitent renverser le nouveau pouvoir en place afin de rétablir l’ancien régime tsariste. Peu après la prise de pouvoir par les bolchéviques, une guerre civile éclate donc sur place.
Pour les forces de l’Ouest, le littoral ukrainien apparait comme un endroit stratégique de premier plan. En effet, c’est là que se concentrent une grande partie des troupes tsaristes. Le gouvernement français décide alors d’y envoyer des soldats afin "de permettre aux forces russes de s’organiser et d’acquérir sur leurs adversaires la supériorité matérielle"(1).
Ainsi, alors que l’armistice est sur le point d’être signé entre l’Allemagne et les forces de l’Entente, plusieurs ports de la mer Noire sont occupés (Odessa, Sébastopol…). Imprévue et totalement improvisée cette intervention est incomprise par les soldats. Ceci d’autant plus qu’officiellement, aucune déclaration de guerre n’a été lancée.
"II n’est pas aisément donné à ces équipages (…) de comprendre comment, l’armistice n’amenant aucune détente dans le métier, ils se trouvent au contraire entraînés dans des opérations qui diffèrent de celles des mois précédents qu’en ce qu’elles les conduisent dans des régions plus lointaines et plus inhospitalières et qu’elles cessent d’avoir à leurs yeux un but indiscutable"(2).
En effet, après quatre années de guerre, l’idée de s’engager dans un nouveau conflit est totalement rejetée par les soldats français. C’est dans ce contexte qu’éclate les mutineries de 1919. Si la principale revendication des marins est un retour immédiat dans l’hexagone, bien d’autre facteurs sont à prendre en compte pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce mouvement de révolte qui fit trembler la marine française.
Le croiseur cuirassé Waldeck-Rousseau.De multiples motifs de révolte
A l’évidence, le désir de retrouver la France est partagé par la totalité des mutins d’avril 1919. En effet, engagés dans un conflit qui ne les concerne pas, chargés d’une mission qu’ils ne comprennent pas et usés par plusieurs années de guerre, les marins français n’ont qu’un seul désir, retrouver leur famille.
Stationnés en mer Noire pour une durée indéterminée, ils vont cependant devoir faire face à la dureté de la vie quotidienne en temps de guerre. Manque de distractions, lassitude, absence de nouvelles de leurs proches, discipline de fer ou encore corvées harassantes (débarquement de marchandises…) viennent s’ajouter à l’absence des permissions (certains sont à bord depuis près de 18 mois). Le froid et le manque de nourriture se chargent quant à eux d’achever le moral des troupes pourtant déjà au plus bas.
Si la révolte de l’écrasante majorité des mutins est motivée par la dureté des conditions de vie, celle de certains résulte avant tout de considérations politiques. En effet, une partie d’entre eux, essentiellement composée des leaders du mouvement, souhaite manifester son soutient à la révolution bolchévique et en aucun cas combattre aux cotés des forces tsaristes.
"Et, au fond, pourquoi sommes-nous ici ? Pour défendre le gouvernement des amis de l’Allemagne contre les bolcheviks qui sont les ouvriers russes luttant pour la liberté et le droit du travail. Nous sommes ici pour les empêcher d’être libres et d’échapper à tous les capitalistes. Nous, Français, sommes ici pour défendre l’impérialisme et nos ennemis"(3).
"Je me demande pourquoi nous mettons entrave à une œuvre de civilisation car si les Russes se sont révoltés ils avaient raison et on envoie des troupes et des bateaux pour massacrer des gens qui ne nous veulent et ne nous ont fait aucun mal. Aussi, j’ai honte d’être Français"(4).
Les mutineries d’avril 1919
Des actes de révolte et de désobéissance, la flotte française engagée aux cotés des forces contre-révolutionnaires en connait en réalité dès les mois de février et mars 1919. En effet, à plusieurs reprises, des régiments refusent de combattre et même parfois fraternisent avec les forces bolchéviques.
Rien de comparable cependant avec les mutineries du mois avril qui vont toucher simultanément plusieurs bâtiments opérants en mer Noire. Certes, l’ensemble des navires de la 2e escadre ne sera pas concerné. Cependant, là où les marins se mobiliseront, la protestation sera à chaque fois conséquente. On estime aujourd’hui à plusieurs centaines le nombre des mutins.
Ceux-ci sont pour la plupart de jeunes matelots essentiellement issus du personnel des machines. On trouve cependant aussi à bord de chacun des bâtiments, de nombreux marins politisés, engagés, avec parfois une expériences syndicale. Certains entretiennent même des contacts avec les bolchéviques de la région. C’est eux qui seront à l’origine du mouvement de révolte du printemps 1919.
Celui-ci va toucher tour à tour des navires français stationnés à Sébastopol (du 19 au 21 avril) et Odessa (du 26 au 28 avril). C’est le refus d’effectuer des taches de manutention qui va pousser l’équipage du cuirassé France à se révolter le premier. Le mouvement touchera par la suite le Jean Bart, le Vergniaud ou encore le Waldeck-Rousseau.
Sur ce dernier, c’est l’annonce de l’arrestation d’André Marty qui va mettre le feu aux poudres. Chef-mécanicien de la Marine nationale engagé sur le torpilleur Protêt, celui-ci fomentait déjà depuis plusieurs semaines un mouvement insurrectionnel sur son navire. Cependant, le 16 avril, il est fait arrêté et emprisonné.
C’est par solidarité avec lui, qu’une partie des marins de la flotte va se soulever. "C’est donc très tôt, et sans qu’il ait eu besoin, comme on l’a insinué, de se fabriquer une légende, que Marty fut considéré comme le symbole de la mutinerie. Il y avait à cela deux raisons : la première est qu’il avait été le plus hardi dans la conception et dans l’organisation (encore qu’on ne connaisse celle-ci que par allusions), la seconde qu’il était le seul des mutins à avoir rang d’officier"(5).
L’Humanité, 06/12/1919.Les premiers gestes des mutins sont symboliques: on hisse le drapeau rouge, on chante l’Internationale, Ah ! ça ira ou encore Gloire au 17e (6) et on danse la Carmagnole. Partout, on scande le même slogan, "A Toulon ! à Toulon !". Sur certains navire, on libère les prisonniers des cellules disciplinaires, sur d’autres on placarde les murs d’affiches appelant à la sédition de l’ensemble de l’équipage.
Du coté de Sébastopol, les révoltés vont aller jusqu’à défiler à terre aux cotés de travailleurs russes favorables au régime bolchévique. Ce rassemblement se terminera cependant dans le sang puisque les manifestants seront pris pour cible par des tirs venant de forces grecques mais aussi françaises. Cette répression brutale aura pour conséquence de renforcer la colère des mutins et donc d’amplifier la crise.
A bord, une fois le mouvement lancé, on s’organise rapidement afin de faire entendre ses revendications. Sur le Waldeck-Rousseau par exemple, des délégués sont élus afin d’entamer des pourparlers avec le commandant. Face à cet état des choses, celui-ci décide alors de rassembler tout le personnel du navire sur le pont afin de faire rétablir l’ordre.
Cependant, à son arrivée, il est hué, conspué, insulté. Les mutins affirment soutenir leurs nouveaux représentants. Ils réclament un retour immédiat vers la France et menacent de prendre le contrôle du navire s’ils ne sont pas entendus. Face à la détermination de son équipage et au risque d’aggravation de la situation, le commandant annonce que le navire prendra la route de Constantinople dès le lendemain et qu’aucune sanction ne sera prise contre les mutins.
De telles situations vont se produire sur la plupart des navires touchés par le mouvement de révolte. Si les officiers sont souvent malmenés, à aucun moment ils ne subiront de violence. En effet, la colère des mutins se dirige avant tout vers l’état-major et le gouvernement. Le ressentiment envers Clémenceau est particulièrement important à bord.
Répression du mouvement et amnistie des mutins
Les concessions faites aux mutins permettent rapidement de rétablir le calme au sein de la flotte française stationnant en mer Noire. Après plusieurs jours de troubles, les navires reprennent donc la direction de la métropole, pour le plus grand bonheur des matelots. En réalité ce départ avait été programmé par l’état-major en amont des mutineries. Celles-ci auront cependant eu pour conséquence de le précipiter.
La crise qui touche la marine reste malgré tout profonde. Au mois de juin, un deuxième mouvement de mutinerie, probablement inspiré par les troubles du moi d’avril, touche des bâtiments stationnant en Méditerranée orientale (le Guichen, le Paris…) mais aussi plusieurs ports de métropole (Brest, Lorient, Toulon…). Les marins refusent notamment d’être envoyés en Russie et de servir de mercenaires aux forces contre-révolutionnaires.
Les révoltes de 1919 sont le symptôme du profond malaise qui touche la marine française de l’époque. Au lendemain des mutineries, une commission d’enquête est ainsi mise en place. Il est nécessaire de changer les mentalités, de rénover et moderniser l’institution.
Pour l’état-major, il est cependant hors de question de faire table rase sur les événements de la mer Noire. Malgré les promesses faites aux mutins par leurs officiers des sanctions sont prises. Près de 100 condamnations sont prononcées: peines de morts (7), détention, travaux forcés, interdiction de séjour, bagne… On accuse notamment les leaders de provocation à passer à l’ennemi ou encore de complot contre l’autorité.
Cependant, en 1922, une amnistie générale est proclamée (8). Les mutins bénéficient alors de la campagne de soutien menée depuis plusieurs années par certains parlementaires (socialistes et communistes), syndicats, intellectuels ou encore certains journaux comme l’Humanité.
Si l’impact des mutineries de la mer Noire fut relatif, ce mouvement collectif de désobéissance n’en reste pas moins un bel exemple d’insoumission. En effet, malgré la diversité de leurs revendications ces marins français sont parvenus à s’unir et à agir ensemble afin de l’emporter. Grâce à la force de leur unité et de leur courage, ils sont parvenus à faire trembler le pouvoir en place. Le bien-fondé de leurs motivations leur aura quant à lui permis de recevoir le soutien d’une partie de l’opinion publique, qui se mobilisera alors pour leur amnistie.
(1) Déclaration du gouvernement français, 29/12/18. Cité dans Barré Jean-Luc et Raphaël-Leygues Jacques, Les Mutins de la Mer Noire, Plon, Paris, 198.
(2) Extrait d’un rapport envoyé le 5 mars, par l’amiral Gauchet au gouvernement. Cité dans Masson Philippe, La Marine française et la Mer Noire (1918-1919), Editions de La Sorbonne, Paris, 1982.
(3) Lettre d’un marin stationné à Sébastopol à sa famille, 01/06/1919. Cité dans Barré Jean-Luc et Raphaël-Leygues Jacques, Les Mutins de la Mer Noire, Plon, Paris, 1981.
(4) Lettre d’un soldat du France à sa famille. Cité dans Barré Jean-Luc et Raphaël-Leygues Jacques, Les Mutins de la Mer Noire, Plon, Paris, 1981.
(5) Maurice Agulhon, Les affaires Marty (1919-1952-1963), Cahiers d’études révolutionnaires, n° 4, octobre 1964. Cité dans http://www.calames.abes.fr/pub/#details?id=FileId-1558
(6) Chanson en l’honneur des mutins du 17° régiment d’infanterie de Béziers (1907).
(7) Les peines de mort seront commuées en peines de travaux forcés ou en peines de détention.
(8) Sauf pour André Marty qui sera finalement amnistié en 1923.
Principales sources:
- Masson Philippe, La Marine française et la Mer Noire (1918-1919), Editions de La Sorbonne, Paris, 1982.
- Barré Jean-Luc et Raphaël-Leygues Jacques, Les Mutins de la Mer Noire, Plon, Paris, 1981.
- Archives de l’Humanité.