La mort de Simon Leys

Par Pmalgachie @pmalgachie
La nouvelle nous vient d'Australie, où Pierre Ryckmans, devenu Simon Leys en littérature, vivait depuis plus de quarante ans: cet homme de grande culture, adossé à quelques principes dont il n'a jamais dévié, nous a quittés à l'âge de 78 ans. Quand Simon Leys parlait de Michaux (dans Le studio de l’inutilité), on pourrait lui appliquer ses propres mots : « étranger chez soi, il faut absolument se découvrir un ailleurs pour légitimer cette alarmante condition. » Ce fut la Chine pendant une douzaine d’années, très loin de Bruxelles où il était né en 1935. Puis l’Australie, quand Liu Ts’un-yan, directeur du département chinois à l’Université nationale australienne, l’y a invité en 1970. Installé à Canberra pour trois ans, avec son épouse et leurs quatre enfants, il y était toujours. Les contacts avec l’Europe se faisaient par fax, sauf exceptions. Pour lutter contre les bêtises de l’administration belge qui refuse de délivrer un passeport à ses enfants, par exemple. Ou pour une communication à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique – il y était depuis 1990 le successeur de Simenon. Il avait été l'un des premiers à tenter d'ouvrir les yeux des intellectuels français fascinés par Mao, dans Les habits neufs du président Mao, en 1971. Mais, s'il a beaucoup parlé de la Chine, il n'y est pas réductible. Il avait reçu le Prix Renaudot essai en 2001 pour Protée et autres essais (Gallimard). Retour sur deux de ses livres les plus récents. Les naufragés du Batavia, suivi de Prosper (2003) Simon Leys prend sans cesse des directions nouvelles et inattendues. Vers où souffle le vent, sans doute, car il manifeste un goût certain pour la navigation. Le premier récit de son nouveau livre nous ramène en 1629, quand le Batavia, de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, s'échoue sur un récif de corail au large de l'Australie. Les naufragés du Batavia se retrouvent alors sur une petite île, avec à leur tête l'ancien apothicaire Cornelisz. Ce dernier prend le pouvoir et le consolide avec brutalité, réduisant l'involontaire colonie par des meurtres organisés, sous le prétexte, au début, de rendre une justice sévère, puis sans plus aucun prétexte. L'affaire fit grand bruit à l'époque, car le tyran d'occasion fut retrouvé, jugé et pendu. Simon Leys voulait depuis dix-huit ans y consacrer un livre. Il n'était pas le seul. Et il a lu un jour, après d'autres ouvrages moins réussis, celui de Mike Dash (L'archipel des hérétiques). Il aurait pu renoncer à son projet. Heureusement, il n'en a rien fait. Au contraire, il en a tiré une petite merveille - qu'il présente modestement comme une invitation à lire le texte de son prédécesseur. Plus près de nous, Prosper raconte une marée (une campagne de pêche), en 1958, sur un des derniers thoniers français à voiles. Après les horreurs de la première partie, on est rasséréné par la solidarité virile de l'équipage breton. Et surpris de voir qu'en trois siècles, malgré l'expérience de Bombard prouvant la possibilité de survivre en mer avec un minimum de ressources, les marins d'alors n'avaient pas changé d'avis sur les suites normales d'un naufrage: la mort. Les canots de sauvetage leur semblaient bien inutiles. Mais Simon Leys ne se laisse pas pousser au hasard des vents: il navigue d'instinct par l'écriture. Le studio de l'inutilité (2012) Simon Leys est à l’exact opposé de Winnie, la femme de Verloc. Winnie est énigmatique : « la curiosité étant pour un être une façon de se révéler, une personne systématiquement dénuée de curiosité demeure toujours partiellement mystérieuse ». La curiosité de Leys, qui s’attache à ces personnages de Joseph Conrad dans L’agent secret, est grande. Il la partage volontiers, comme dans Le studio de l’inutilité, découpé en trois de ses thèmes favoris : la littérature, la Chine et la mer. On apprend donc bien des choses sur l’auteur, dont certaines étaient déjà connues – en particulier son goût pour ces sujets. On n’oublie pas que le livre qui l’a rendu célèbre en 1971, Les habits neufs du président Mao, s’élevait contre l’aveuglement coupable de nombreux intellectuels occidentaux, notamment français, devant l’icône autoproclamée du peuple chinois. Il n’a toujours pas décoléré, comme il le prouve dans un beau texte sur Michaux. Il s’en prend à la manière dont l’écrivain a révisé plusieurs de ses œuvres. « Cette vaste révision fut généralement désastreuse », écrit-il. Preuves à l’appui, à travers de nombreux exemples où la langue est rabotée et affaiblie en même temps que les avis péremptoires de Michaux, adoucis. Et, dans ce qu’il ajoute à Un barbare en Asie, « il accepte sans discussion l’image de la Chine que la propagande maoïste diffuse en France au moment de la “Révolution culturelle”. » Pourquoi Michaux agit-il ainsi ? Parce qu’il est devenu français, égarant du même coup les caractéristiques de sa belgitude, explique en substance – et beaucoup plus finement – Simon Leys. Chine encore, et même colère contre Roland Barthes et son Carnet du voyage en Chine publié en 2009. Il ne s’en prend cette fois pas seulement à l’auteur, qui n’était plus là pour décider de la publication de ses notes, mais à ceux qui ont estimé utile d’en faire un livre, alors que Barthes lui-même s’en était abstenu. Un peu comme Vladimir Nabokov avait demandé à son épouse de détruire son roman inachevé, ce qu’elle ne fit pas, par amour, se gardant cependant de publier L’original de Laura, tandis que son fils, plus tard, passa outre. Simon Leys le regrette aussi. Et ce studio de l’inutilité ? Il trouve sa source dans un lieu réel, décrit en liminaire. Et prolonge son existence, ou devrait la prolonger, à l’université sur laquelle un dernier texte, superbe, clôt le livre.