Poezibao poursuit son exploration de quelques revues reçues récemment, dans le cadre de cette anthologie permanente d’été.
Aujourd’hui la revue Siècle 21, toujours dédiée, numéro après numéro, à une littérature étrangère. En ce numéro 24, c’est à la « prose et poésie afro-américaine » qu’est consacré un des dossiers de la revue. Il est coordonné par Marilyn Hacker et on y trouve notamment les noms de Elizabeth Alexander, Robert Hayden, Samuel Delany, Gwendolyn Brooks, Claudia Rankine. Ainsi que ceux de Camille T. Dungy et Reginald Sheperd.
1. Camille T. Dungy
Propriétés de la vie
Selon les scientifiques, un cinquième des invertébrés seraient en voie de disparition.
- BBC Nature News
Demande-moi si je parle au nom de l’escargot et je te dirai que
Je parle au nom de l’escargot.
Je parle de la souterranéité
et de la mousse accueillante,
de la vie qui jaillit,
petites vies qui se retirent et attendent un instant.
Je parle au nom de la libellule, des odonates, des mollusques
de la chenille, du scarabée, de l’araignée, de la fourmi
Je parle
d’une époque où l’invertébréité était encore bien vue.
Demande-moi si je parle au nom de la méduse lune, et je te répondrai
ceci aujourd’hui et cela demain
et je serai tout aussi cohérente que n4’importe quel être animé
sur cette terre
Je me déplace au fil des courants, avec les vents.
Quelle partie de ton être te fait avancer ? Toi, dans ta coque, tu devrais me comprendre. Je filtre et refiltre et refiltre encore, toute la journée.
Demande-moi si je parle au nom du nautile et je resterai muette
comme une conque de nautile sur une commode. Je peux être superbe
et inutile si c’est tout ce que tu as à me demander.
Demande-moi ce que je sais du désir et je te parlerai des distances
qui séparent les prairies tapissées de fleurs nocturnes magnifiques
Je dirai
l’impossible espoir de la luciole.
Toi, avec ta bougie
qui se consume et une malheureuse chaise à ta table, comprends
sûrement cette aspiration muette.
Dire que ça n’a pas de sens, c’est n’avoir rien compris.
Camille T. Dungy, in revue Siècle 21, n° 24, printemps-été 2014, traduction de Catherine Pierre Bon, p. 69
à propos de Camille T. Dungy (en anglais)
*
2. Reginald Sheperd
Espèce de camouflage
à Robert Philen
1. Déjeuner sur l’herbe
me voilà nu assis dans l’herbe humide
(il pleuvait dans mon hier)
entre deux messieurs blancs
en redingote noire qui déjeunent,
se passent chèvre, andouille et baguette,
échangent de bons mots en français,
dans le dix-neuvième siècle de quelqu’un,
l’impression embrouillée que j’en ai. Je
ne comprends pas un traître mot. Il doit bien
y avoir un panier quelque part, doublure
à carreaux rouges et blancs,
cliché visuel, parce que je sais
que la nappe est bleu pâle, pâle écho
d’un ciel absent. Ils me voient
à peine (deux hommes qui se passent maintenant pommes
et bouteille de rouge bien banal), ou non,
j’exagère, ils ne me voient pas
du tout, moi, nu dans le petit air
trop froid pour midi même si nous sommes
peut-être en mai ; ma peau réagit
en nature, sans obtenir de réponse. J’ai déjà
vécu cela. Crème brûlée, ma chair
refroidit vite et le jour maussade
se couvre. Le panier a été renversé : raisin, pêches,
et fruits que je ne distingue pas,
répandus, occultent la verdure. Je hais les poèmes
où l’on mange. Devenu
toile, vernis souillé, voué au noir
dans les réserves, je crève vite de faim.
Reginald Sheperd, in revue Siècle 21, n° 24, printemps-été 2014, traduction de l’anglais de Jean Migrenne, p. 95.
À propos de Reginald Sheperd (en anglais)